En rentrant dans la salle de bains, ce matin-là, j’ai eu une révélation.
D’abord j’ai senti mes pieds, tout mouillés, comme si je marchais dans l’eau. Puis j’ai vérifié : je marchais dans l’eau.
Tu avais pris un bain et oublié de vider la baignoire, l’eau s’était échappée. Bonne idée, je me suis dit, très bonne idée… Je me suis soudain sentie en profonde sympathie avec la baignoire ; elle n’en pouvait plus, elle aussi.
J’ai vidé la baignoire, attrapé ta serviette éponge, la rouge, celle que tu préfères, très épaisse, je l’ai balancée par terre, en guise de serpillière.
Je m’étais lavée la veille au soir, je me suis juste habillée, vite fait, les mêmes habits que la veille, j’étais pressée.
On était samedi matin, tu étais parti faire ton footing, tu avais claqué la porte en disant : « Je reviens pour déjeuner. » Et sans me regarder. Comme le samedi d’avant, et les autres samedis.
Depuis des mois je me demandais comment faire. Comment faire avec toi. J’avais essayé de te parler, en utilisant la communication non violente du mieux que je pouvais. Je pouvais si peu. Á peine j’avais prononcé quelques mots, tu me regardais, droit dans les yeux, accusateur : « Tu fuis ! Tu fuis la discussion ! Tu ne veux pas admettre que j’ai raison ! Tu refuses de voir mon point de vue, tu restes centrée sur toi ! » Etc., etc., ça continuait comme ça, des flots de paroles, tu me disais narcissique, égoïste, incapable de me mettre à ta place. Tu me renvoyais l’image d’un monstre.
Je ne comprenais plus rien, je ne savais plus ce que je pensais, tu m’embrouillais l’esprit. Je balbutiais que je voulais partir, ne plus vivre avec toi, puisque je ne t’apportais rien de bon. Tu rugissais, ça me terrorisait : « Si tu préfères avoir ma mort sur la conscience ! » Les mêmes menaces, chaque fois : si je partais, tu te tuais. Ça finissait toujours de la même façon : moi en pleurs, toi en colère. Moi fautive, toi persécuté. Je me sentais une si mauvaise femme, j’avais l’impression d’être en prison, de ne pas pouvoir m’évader, sauf à te tuer.
J’en avais parlé à une de mes amies, elle m’avait dit que je me faisais des idées : tu étais un type adorable, elle l’avait tout de suite perçu, c’était moi qui étais trop compliquée, trop exigeante. Tu avais juste besoin de plus d’attention, et j’étais trop centrée sur moi, encore une fois. J’en avais parlé à mon frère, il m’a engueulée : « Quoi ? Tu dis du mal de lui derrière son dos, c’est dégueulasse ! »
Tu étais si charmant avec les autres, ma famille, mes amis… Personne ne pouvait me comprendre, je me sentais dégueulasse en effet ; et je sentais aussi, de façon très confuse, que je pouvais en mourir. Mes douleurs au ventre t’ont laissé indifférent : « Tu psychotes, tu t’écoutes ! Tu restes centrée sur toi ! » La même accusation. Et la même menace – partir, ce serait t’abandonner, et te pousser au suicide.
Quand j’ai senti l’eau sous mes pieds, l’eau qui s’était échappée de la baignoire, en toute simplicité, j’ai compris.
J’ai remplis ma valise, des vêtements, quelques livres… Si peu de choses ; j’étais chez toi, pas chez moi. J’ai regardé autour de moi, une espèce de cérémonie d’adieu. Soudain, ça m’est venu : j’ai souri. Enfin, j’ai souri. C’était fini.
J’ai appelé le petit hôtel, que j’avais repéré, dans mon ancien quartier. Il y avait de la place, j’ai dit « Á tout à l’heure ! »
J’ai posé les clefs de ton appartement sur la table, en évidence.
Je t’ai laissé un mot, juste à côté des clefs :
« Pense à appeler un plombier, la baignoire fuit ».
Et j’ai fui, moi aussi.
J’ai regardé la salle de bains, une dernière fois, merci baignoire.
Puis j’ai claqué la porte.
Je ne serai pas là pour le déjeuner. Et tu n’en mourras pas.