Je vais vous présenter le livre : « Un papa de sang » de Jean Hatzfeld. édité chez Gallimard

Jean Hatzfeld était journaliste chez Libération quand on l’a envoyé en 1994 au Rwanda juste après les tueries.

Un petit rappel de l’événement :

« En 1994, entre le lundi 11 avril à 11 heures et le samedi 14 mai à 14 heures, environ 50 000 Tutsis, sur une population d’environ 59 000, ont été massacrés à la machette, tous les jours de la semaine, de 9 h 30 à 16 heures, par des miliciens et voisins hutus, sur les collines de la commune de Nyamata, au Rwanda.

On peut rappeler que Jean Hartzfeld est le fils de déportés juifs qui sont revenus de la déportation. Quand il est arrivé au Rwanda il constate l’absence de témoignages de rescapés, il comprend instinctivement que le même effacement avait déjà eu lieu, dans la presse de l’immédiat après–Seconde Guerre mondiale, pour les Juifs sortant des camps de la mort. Du fait d’un mélange de pudeur, de honte, de mémoires défaillantes et de peur de ne pas être crus, les rescapés se taisent.

C’est pour contourner cette barrière et redonner la parole aux rescapés, aux survivants que Jean Hatzfeld va faire de nombreux voyages à Nyamata, il va devenir écrivain et sort en 2000 son premier livre « Le nu de la vie » où les rescapés racontent les semaines passées à se cacher dans les marais, sous les papyrus, pour échapper aux lames.

2ème livre : « Une saison de machettes » (2003) où les tueurs hutus, depuis leur prison, racontaient à leur tour : la chasse aux Tutsis le jour, les beuveries la nuit.

3ème livre : La stratégie des antilopes (2007) qui raconte la cohabitation entre rescapés et tueurs après la grâce de ces derniers.

Vingt ans après les tueries, il écrit « Un papa de sang », où il écoute les enfants des hommes et des femmes des deux ethnies qu’il a longuement côtoyés.

Ce qui l’a le plus surpris au cours des entretiens, c’est de voir à quel point les enfants étaient ravagés. Peut-être moins par les tueries elles-mêmes – encore que… – que par le poids des silences, du chagrin des parents, des mensonges ou des rumeurs… »

C’est ce Rwanda-là qu’ausculte Jean Hatzfeld. « Quand j’y vais, la camionnette d’un grossiste en bière m’attend à l’aéroport de Kigali, explique-t-il. Elle m’amène directement à Nyamata, et je n’en sors jamais. Il y a des fantômes, des cadavres, des rescapés, des tueurs. Je n’ai besoin de rien d’autre.»

Les enfants de rescapés (Tutsis) ont vu leurs parents s’abîmer dans le silence, la folie ou l’alcool. Les enfants de tueurs (Hutus), à qui l’on n’a jamais fait le récit véritable des méfaits de leurs pères mais qui en connaissent presque tout.

Comment ces enfants vivent-ils, aujourd’hui ? Ils parlent beaucoup de Dieu, un peu d’Internet, ils racontent les bals, les problèmes d’argent et les histoires d’amour. Pourtant, « rien de cette année nonante-quatre ne tombe dans le trou de l’oubli », dit Jean-Damascène, 16 ans, fils d’un détenu hutu. « Aucune chance de se faufiler ».

Les jeunes Tutsis eux, pensent à leurs disparus. Les enseignants les sermonnent pour qu’ils pensent au pardon.

Les jeunes Hutus pensent à leurs pertes aussi, ils ont souvent dus interrompre leur scolarité, « la pauvreté les a retirés de l’école ». Les aides n’allant qu’aux rescapés tutsis.

Jean-Pierre (fils d’un ancien détenu Hutu) C’est avec des jambes de sept ans que j’ai pris le chemin de l’école. C’était risquant. Je devais courir sans un stop car j’étais visé du doigt. Parfois, j’entendais crier : «  Celui-là, c’est un enfant de tueur. Son père, on l’a bien vu, il levait sa machette à s’en casser les bras. La tuerie lui coule dans le sang », je ne devais pas me retourner. D’autres fois, j’ai croisé des enfants plus courts que moi qui m’ont lancer des crachats, j’étais obligé de me cacher derrière des broussailles. Nombre d’adultes poussaient leurs enfants à nous harceler de moqueries. J’étais apeuré, ça se comprend…

C’était une enfance propice aux inquiétudes. J’écoutais les avoisinants raconter la guerre et la fuite au Congo. J’entendais aussi de bruyantes chamailles au cabaret. Chez nous, la boisson dégorge la gêne de ce que l’on a mal vécu. Quand les buveurs s’imbibent, s’ils se sentent piqués par les méchancetés de l’autre ethnie, ils racontent fort, les chamailles ne manquent pas. Les enfants se blottissent sans négliger un mot. Pourtant ils n’attrapent rien de compréhensible.

Dans ma douzième année ma maman s’est essayée à la vérité. Elle a très bien raconté comment le papa avit tué les Tutsis des collines en compagnie des collègues. Elle n’a rien caché du sang sur les lames. Elle a expliqué qu’avant les tueries le papa ne ressemblait pas du tout à un tueur : il se montrait jovial, il se voulait aimable sur les chemins de rencontres avec les collègues tutsis, il s’avançait en première ligne de l’entraide dans les champs…Pourquoi au premier jour des tueries il est parti en tête de rang.

Nadine fille d’une rescapée tutsie Claudine.

Cette robe rouge que je porte, c’est moi qui l’ai choisie. La maman m’a emmenée à la boutique Mama Codé. La dame nous a vanté toutes les robes, c’était grand chose. J’ai désigné la rouge, maman l’a approuvée, par la suite le papa l’a appréciée. Nous nous sommes étayés un petit moment. Parfois on me taquine que je suis belle fille, ça me contente. C’est bénéfique. Être plaisante, est-ce que ça peut me porter chance ? Je le crois quand même.

J’ai dix-sept ans, je suis l’aînée de trois frères, aucune sœur pour le moment. Petite fille, je vivais avec ma seule maman Claudine. Elle m’emmenait sur la parcelle. Tandis qu’elle soulevait la houe dans le champ, je me reposais….

On formait une famille sans voix d’homme. Par après, la maman s’est mariée avec le papa. Il s’est montré gentil comme un papa, on s’est aimés en famille. Mon enfance a passé bienheureuse parce que je n’étais pas assez intelligente pour comprendre les anicroches qui valsaient autour. Le papa s’appelle Damascène, il travaille au centre de santé de N’tarama. Ma maman cultive la parcelle. J’ignore où je suis née, en tout cas au Congo, dans la région de Masisi… Ça a commencé à l’école primaire. Quand les maîtres demandaient le nom du père, je répondais Damascène. Il s’en est trouvé un pour me contredire devant tout le monde, pour m’affirmer menteuse. Puis un deuxième. Ils disaient que ce n’était pas mon vrai papa. C’étaient des hâbleurs qui se voulaient méchants évidemment…

Moi je m’essuyais de ces moqueries car aucune inquiétude ne m’attendait à la maison, aucun danger. Je ne remarquais rien d’anormal chez mes parents. Ils s’accordaient bien, ils semblaient contents de leur fille. J’étais bien entretenue avec des soins aimants. Un jour un avoisinant de mauvaise augure m’a interpellée à la barrière. Il m’a révélé pourquoi mon papa n’était pas le vrai. Ça a été une surprise extraordinaire. Je me suis sentie confuse. J’ai quand même osé demander à ma mère la vérité. Elle a choisi sa voix la plus douce, elle m’en a parlé dans les yeux. Elle m’a raconté que pendant le génocide, des femmes pouvaient être fécondées par des êtres sauvages, sanguinaires. Elle même a été forcée, elle a été obligée de le suivre jusqu’au Congo. Il en a fait sa servante. C’est ainsi que je suis née. Depuis, je me sens cernée par un petit malaise. Je me vois prisonnière d’un sentiment un peu dégoûtant. J’ai toutefois accepté la nouvelle telle qu’elle se présentait parce que le papa a continué à m’offrir un amour de papa. Comme s’il n’avait rien écouté. J’ai tenu mon humeur et jusqu’à présent je l’ai reconnu comme mon vrai papa…

C’est après la révélation que j’ai pénétré dans les ténèbres du génocide. J’ai continué à poser des questions et des sous-questions… Au fond, je n’aspire pas à connaître les détails trop palpables. Manger avec des mains de boue, dormir dans ses saletés, vivre une existence d’habits arrachés par les épines, ça me choque. J’ai plus d’appétit d’information sur le Congo, car la maman a été emmenée là-bas par les malfaiteurs. J’ai faim de précisions ? Je convoite plus tard un voyage au Congo. Je voudrais admirer les paysages où j’ai vu le jour. Ça peut se comprendre, non ?….

J’ai une amie, à qui je me confie lorsque j’ai le cœur lourd. C’est une amie intime avec qui je partage le chemin de l’école. Elle s’appelle Olive, on a le même âge… On partage la même situation, elle aussi est née d’une semence de violence. On se parle naturellement. On s’explique souvent parce qu’on se comprend… On réclame ensemble plus de distractions. On se plairait à écouter de la musique entre jeunes à Nyamata. Ce serait réconfortant… J’en parle avec la maman, pour qu’elle me tolère plus de sorties.

Le papa qui m’a donné la vie en causant une grande souffrance à la maman. J’y pense un peu. Je souhaite le connaître quand même… Ma foi chrétienne atténue les mauvais sentiments que j’éprouve à l’égard de ce père. Est-ce que je lui pardonnerais ? Est-ce qu’une fille pardonne à celui qui lui a donné la vie ? Est-ce que j’essaierais de le comprendre ? …. Plus on s’attarde sur tout ça, plus on alourdit les peines que l’on a vécues. Je ne demande pas à oublier ni à abandonner mon histoire, mais qu’on ne m’embête plus ! Qu’on m’oublie ! Je souhaite même qu’on arrête de parler de tout ça à la radio, à la télévision… Moi j’aspire au silence…. Quand on évoque les tueries et quand on montre des images, c’est comme si on repassait la lame sur ma blessure profonde… Répéter une anomalie pareille à haute voix aux oreilles d’avoisinants, c’est endommageant. Ces pensées accélèrent la tristesse. Ça m’embrouille.

Au fond, je me sens prisonnière…Ce qui s’est passé me salit de honte. Ne plus rien voir dans les regards moqueurs. Au contraire, parfois, je ne pense qu’à ma maman traînée par la force au fond de la détresse. Elle m’a raconté les marais, son infortune au Congo ; elle a répondu à mes questions, même celles qui devaient la tourmenter. Trop de gratitude et de bonté me coule des larmes. Je veux le lui montrer, le dire à tout le monde. C’est pourquoi je ne sais pas choisir : parler ou me taire sur ma situation.

« Le papa de sang » c’est le papa de l’enfant Hutu mais aussi le papa de l’enfant Tutsi qui a été engendré dans la violence par un Hutu violeur.