Gare de Lyon, sac de voyage au pied. Ca pousse, ça tasse. Tous se ramassent. Les portes se ferment, en huit secondes, c’est le délai sur la ligne jaune du métro.

La rame démarre. Premiers regards de la journée. A neuf heures, le regard vague d’un petit homme costumé de gris. A dix heures cinq, le regard d’un type figé par la pensée du rendez-vous à venir. A midi deux, un regard vissé sur une tête chauve entenaillée dans un casque à musique. A deux heures, un regard sans histoire d’une femme, la trentaine, triste comme en quarantaine. Compressés et surtout pressés d’en finir, tous regardent, aucun ne voit. Lui les regarde, les voit et surtout les observe.

Il est CRS, Contrôleur de Regards Suspects, l’unité d’élite du Ministère de l’Intérieur. Observer les regards, analyser ce qu’ils disent et si la sécurité du pays est menacée, appeler le Ministère, tel est son travail. Trois ans de formation pour en arriver là. On ne s’imagine pas tout ce qu’il faut maîtriser pour cela : les regards fuyants, bridés, vitreux, vitrés en cas d’œil de verre,  double-vitrages en cas de lunettes,  vaches et souvent laids, rieurs,  loucheurs, regards de l’est, regards du nord, regards d’austères Litz en cas de musiciens sévères. C’est dire l’importance du regard aux yeux du Ministère. « Le regard est une arme », c’est la devise des CRS, une arme de séduction, de dissuasion, de provocation.

Bastille, vingt sept secondes d’arrêt. C’est le délai sur la ligne jaune. Il pousse son bagage. Surtout ne pas attirer l’attention en gênant le passage. Le sac de voyage, c’est pour la technique dite du voyageur. Personne ne s’imagine que vous êtes contrôleur lorsque vous tenez un tel fardeau à la main. Il paraît que les chefs du Ministère travaillent à la mise au point d’une technique plus efficace et moins encombrante, la valise à roulette.  Lancement de la phase une pour le regard du type de dix heure cinq. Une seconde, deux secondes, deux secondes et demie : « Risque de regard suspect ; phase deux requise». C’est la procédure de contrôle en deux phases. Se connecter une première fois au regard. Si après deux secondes et demie, quelque chose ne convient pas, alors lancer une seconde connexion de trois secondes, pas un dixième de plus. Au-delà, l’observation peut tourner à l’agression visuelle.  Lancement de la phase deux: une seconde, deux secondes, trois secondes : « Regard  normal».

Saint-Paul. Un regard étrange, là-bas à onze heures cinquante huit, jusque là caché par le grand chauve de midi deux. Elle a les yeux révolver, elle a tiré la première l’a touché c’est foutu. Il connait la chanson mais là il fond après deux secondes et demie. « Type de regard inconnu, relancer la phase une». Le regard révolver fuit puis revient mais pas assez longtemps. Le voici de nouveau et cette fois, éblouissant de charme. Elle lui sourit ; c’est hors procédure. Il faudrait appeler le Ministère, c’est la consigne.

Chatelet. Le regard du type au rendez-vous sort de la rame, tout comme celui de la femme en fausse quarantaine  Le CRS n’a pas terminé ses contrôles. Par chance, le regard revolver est toujours là.

–   Y125, que se passe-t-il ?

–   Tout va bien. J’ai procédé à deux contrôles dont un en phase deux.

–   Seulement deux ? N’oubliez pas que nous avons un droit de regard sur vos résultats Y125 !

C’était le Ministère qui s’inquiétait de son mutisme.

Louvre – Rivoli. Il a perdu le contact. Un regard vous manque et tout est dépeuplé. Le voici à nouveau, elle a tourné la tête vers lui. Pas de chance, le grand chauve de midi deux accroché à la barre centrale se gratte la tête. Son bras replié sur le crâne s’interpose dans son champ de vision, empêchant toute connexion. Il se met à haïr les grands chauves qui se grattent la tête dans la ligne jaune du métro les jours de contrôle.

Palais Royal – Musée du Louvre. Elle le fixe. Connexion établie. Une seconde, deux secondes, deux secondes et demie. « Phase deux requise ». Il entend une voix derrière lui : « don’t you know blue eyes, you never can win”. Il se retourne. A six heures, un type au regard de Franck Sinatra lui lance un sourire moqueur. Et si c’était lui la cible du regard revolver ? Il se décale de l’autre côté de la porte, histoire de lever le doute.

Tuileries. Le doute est levé, le regard aussi, sur lui. Son surmoi grossit. Pris d’une euphorie zélée, il lance une procédure de contrôle à l’encontre du grand chauve de midi deux maintenant à dix heures trente cinq. Œil pour œil, vent pour vent. Une seconde, deux secondes, deux secondes et demie. « Regard suspect – Phase deux requise». Il perçoit la chaleur du regard révolver. Peut-être a-t-elle remarqué ses yeux à la recherche du regard du chauve et le prend-t-elle pour un homosexuel. Passer à l’action, vite. Il lui sourit, bravant l’interdit du Ministère ; il risque une mise à pied, lui qui aime tant évoluer le métro …

Concorde. Elle lui sourit de nouveau. Le grand chauve va sortir alors que son contrôle n’est pas terminé. Elle baisse légèrement son regard vers sa valise à roulette. Elle va quitter la rame elle aussi. Dilemme.

Le grand chauve sort sans phase deux, elle le suit sans emphase. Sur le quai elle se retourne vers le CRS. Dans son regard, il lit « si toi aussi tu m’abandonnes, Ô mon unique amour, toi!  Nul ne pourra plus jamais rien, non, rien pour moi! ». Alors,  il se projette vers la sortie pour passer à l’attaque au lieu de poursuivre en direction de la Défense.

–   Y125, que se passe-t-il ?

–   Tout va bien. Je vais lancer une procédure de phase trois sur une passagère.

–   Une phase trois ? Mais cela n’existe pas. Vous êtes devenu fou Y125.

Emporté par la foule, il arrive à sa hauteur. Il piaffe d’impatience de retrouver l’air libre à ses côtés. Elle semble absorbée par ce qui se passe devant, comme si elle suivait quelqu’un. Arrivés à la surface, il lit dans son regard qu’elle aimerait prendre un verre. La rue ne manque pas de cafés. Il hésite entre le Lisieux et le Maudit. Finalement, il cède pour le salon de thé Toi et ses tentures chinoises de soie, parfaites pour son moi à lui.

 « Je suppose que vous êtes de passage à Paris », lui di-il en montrant sa valise à roulettes.

–   Pas du tout, répond-t-elle en riant. Puis après quelques instants d’hésitation : je suis CGT au Ministère de l’Extérieur.

–   CGT ?

–   Contrôleuse des Gestes Tendancieux. Mon bagage, ce n’est qu’une technique, dite du voyageur. Personne ne s’imagine que vous êtes contrôleur lorsque vous tirez une valise à roulette. Il paraît que nos chefs travaillent à la mise au point d’une nouvelle technique, celle du sac à dos, tout aussi efficace mais moins encombrante. Et vous, en voyage ?

–   Non, je suis CRS, Contrôleur de Regards Suspects au Ministère de l’Intérieur.

–   Le CRS attiré par la CGT, voilà qui n’est pas ordinaire.

Elle interrompt brusquement leur discussion et se met à parler seule, enfin presque : « Tout va bien. Je vais lancer une procédure de phase trois sur un passager ».

Il voit dans son regard, une curiosité certaine à en savoir plus sur lui. Nul doute qu’ils sont faits pour se regarder.

–   Qui entre le regard et le geste traduit le plus fidèlement la vérité de l’être ?

–   L’objet regardé n’est-il pas plus important que le regard lui-même, répond-t-il figé par la soudaineté de la question ?

Il lit dans son regard qu’elle attend une autre réponse à sa question.

Il se lance : « Pour moi, le geste n’est que le compagnon plus ou moins fidèle de la parole, et donc plus ou moins tenté de la trahir alors que le regard est le parfait prolongement de l’âme».

–   Cela signifie donc que tout regard recèle une part d’ombre, reprend-t-elle …

–   A coup sûr !

–   Cela vaut pour vous également …

Perturbé de s’être laissé déstabilisé sur son propre terrain, il lui propose de prendre date pour une prochaine rencontre.

« Tout regard recèle une part d’ombre » cette phrase se répète sans cesse tout au long du chemin le menant à son domicile. Il est obsédé par cette idée que son propre regard, pourrait lui aussi recéler sa part d’ombre. Il se souvient qu’avant de devenir CRS, il ressentait le plus grand mal à soutenir la vue de son regard face à un miroir. Depuis sa formation, c’en était terminé de ce supplice. Le Ministère interdisait ce genre de pratiques, estimant qu’il n y a rien de plus difficile à combattre que le regard des autres, voire de l’autre, fusse-t-il le reflet du sien porté sur soi et qu’un contrôleur à son apogée devait se situer au dessus de tout risque de déstabilisation.

Tout juste entré dans le couloir de son appartement, il se poste devant le miroir fixé face à la porte.  Une seconde, deux secondes, deux secondes et demie. « Risque de regard suspect ; phase deux requise». Il hésite à désobéir.

–   Que se passe-il Y125 ?

Une seconde. Il repense à sa réponse de tout à l’heure, l’objet regardé serait plus important que le regard lui-même. C’était ignorer que l’objet regardé pouvait être incarné par son propre regard qui le regarde le regarder dans une réflexivité sans fin.

Deux secondes. Il tente de se raisonner. Il n’y a qu’un regard, le sien, redoutable rayon laser capable de forcer tous les coffres-forts de pensées. L’autre, qu’il est en train de contrôler comme celui d’un étranger, n’existe pas en tant que tel.

Trois secondes. Mensonges, trahisons, lâchetés, sa vie se met à vomir ce qu’elle ne peut plus supporter. Il repense à son expression au salon de thé, le regard, parfait prolongement de l’âme. Quel être humain est-il donc pour ne pas supporter l’aperçu d’âme renvoyé par ce miroir ?

Quatre secondes. Toujours immobile, il se sent agressé par l’insistance de cet ersatz de regard. La violence monte en lui, son sang cogne dans ses tempes. Il hurle sa supplique d’en finir avec tous ces souvenirs qu’il voit se muer en accusations nauséabondes. L’objet regardé plus cruel que le regard lui-même … Tout se mélange dans sa tête, le miroir n’existe plus. Il n’a plus qu’une idée en tête : se défendre des agressions visuelles de cet autre face à lui et sortir de ce cauchemar …

–   Quelque chose de va pas Y125 ?

Cinq secondes. Un bruit sec déchire le silence. Son poing vient de percuter le verre du miroir libérant un fatras de débris. Les premières gouttes de sang perlent le long de ses doigts.

Il remarque un morceau de verre saillant resté accroché aux restes du miroir. Il entreprend de l’arracher d’une  main tremblante et déjà inondée d’une douleur sanguine. D’un geste frénétique,  il se saisit du morceau tranchant …

–   Y125, c’est le Ministère qui vous parle.  Me recevez-vous ?

Le regard est une arme. Elle s’est retournée contre celui qui croyait la maîtriser. Y125 ne répondra plus jamais.

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