Sous les colonnades des galeries royales, tu imaginais d’improbables parties d’Echecs, parmi les rugissements
d’écume, les cris d’enfants, et le triste rire des mouettes. Le corps frêle des lévriers bourgeois sur la plage, les
cavaliers, les colonnes de sable du château, les coques zébrées ou brunes. L’hiver à Ostende, c’est comme ce tableau d’Enfants à la toilette dont le peintre a mystérieusement effacé le tube: une gymnopédie.
Entre deux nuances de gris clairs Tu es comme ce personnage de L’intrigue peint par Ensor, masqué mais à peine caché, pour ne pas finir écoeuré. Tu as fini par comprendre le titre des tableaux, comme ces Squelettes se
disputant un hareng saur, ce sont comme ces étoiles noires où se perd l’univers, comme ces masses sombres
d’antimatière où se détruit la vie. Tu dois vivre à distance de tous les maudits, même si tu en fais partie aussi.
« Strangeness is everywhere » écrivit le peintre.
Ostende, parmi les spectres, les grondements marins, et le passage furtif des bicyclettes. D’où vient pourtant
que les amants égarés en ces lieux paraissent ÊTRE les derniers à s’AIMER comme au bout du monde ?
Le gris reflétera toujours nos fantômes, tantôt burlesques ou amoureux. Comme ces socles sans statues parmi
les séries de candélabres, dans le salon d’apparat de Léopold II.
Un guitariste ambulant joue quelques notes espagnoles de l’âge baroque, à cet instant précis.
Ostende ce peut-être aussi un souffle d’aération ou des oiseaux noirs tatoués sur une vitre, un miroir sans teint
dont on verrait à travers. Un monde presque sans représentation ou se représentant comme tel. Un désert
symbolique, sans abîme autre que le Réel, comme si le reflet n’était pas la scène qui est derrière vous mais
simplement l’au-delà du miroir.
Villa Simone
Villa Yvonne
Restaurant-Hôtel Maritza
Des mannequins derrière une vitre (ici tout le monde semble vivre derrière une vitre).
Ostende, cité des brumes se perdant dans le brouillard.
Un orage de mouettes éclate au-dessus d’un bateau de pêcheur bleu de retour au port.
Vu de la jetée, Ostende ressemble à une banlieue au bord de l’eau. Le pire de l’architecture stalinienne rejoint
celle de l’Occident capitaliste (depuis la Costa Brava jusqu’à la côte belge), avec ses cités H.L.M. de luxe (terrible
oxymore).
Plus de casino Belle Époque depuis les bombardements de la Seconde Guerre Mondiale, mais le béton éclairé
la nuit par des néons roses, comme dans un film d’Alain Resnais.
Et cette statue face à la plage comme à Constanza en Roumanie: Ovide et Zadkine même combat.
Ici le musée municipal des Beaux-Arts a été remplacé par une galerie marchande, inutile donc venir pour voir
le fameux Ensor au chapeau fleuri.
Il y avait quand même, dans un coin mal éclairé du « Musée de l’art et de la mer » deux superbes Spilliaert, deux
diamants noirs dans cette pénombre. Le coup de vent (De Windstoot) de 1904, que l’on retrouve sur la couverture
du bouleversant roman de Péter Diener Le Journal d’une folle (Édition de l’Aube). Mais c’est cependant le second
tableau, Le Vertige (Duizeling) de 1908, qui aurait été plus juste pour imager le texte. Car il n’est pas si évident
que la femme représentée sur la toile se retienne de tomber. elle semble plutôt hésiter à redescendre et/ou
s’arrêter pour contempler en arrière, mais, bizarrement, avant d’atteindre le sommet. Sa voilette sombre comme
portant le deuil s’échappe hors du champ du tableau, comme sa vision. Mêlée à sa chevelure, sont-ce ses pensées
(et lesquelles ?) qui s’envolent et semblent retenues en même temps dans un mouvement pétrifié.
Rétrospectivement j’y ai vu la fumée et les cendres à venir, la crémation des corps des cheminées des camps
d’extermination nazis que la vieille dame du roman de Diener veut effacer de sa mémoire. Là je parle sous le
regard du tableau, comme j’écris sous le regard d’une ville qui n’est essentiellement que ce que j’y projette du fond
de mes yeux comme un « miroir que l’on promène au bord du chemin » disait Stendhal. Mon âme s’y reflète plus ou
moins comme un ré-vélateur, c’est à dire s’y dé-couvre et s’y re-voile en même temps. De même nous n’écrivons
toujours que de nous-mêmes avec les mots des autres, nous ne faisons que lire les yeux fermés et grands ouverts,
entre les lignes de la main…
De Spilliaert, j’ai un faible aussi pour Le Hibou (De Uil): « Lors de ses nombreuses promenades dans la nature,
Spilliaert aimait observer les hiboux. Madeleine Spilliaert a raconté que la fascination de son père pour cet oiseau
est née lors d’une balade au Zwin (une zone sauvage à l’extrémité de la longue plage d’Ostende) . Comme souvent
chez lui, un intérêt – momentané ou non – donnait lieu à une série d’oeuvres produites les unes après les autres.
Chez Spilliaert elles n’apparaissent qu’en 1919. » La aussi la date n’est pas neutre. La sagesse de Minerve n’est pas
celle des nations. Voila peut-être pourquoi l’écrivain ou l’artiste vit souvent comme un oiseau de nuit.
Plus loin, dans une galerie d’art du front de mer, je découvrit une lithographie lumineuse de Paul Delvaux: Le
Secret.
Le personnage central de L’Intrigue de Ensor (un de mes tableaux préférés), c’est un peu comme le masque de
la mort blanche dont je vous ai livré le récit lors du précédent Buffet littéraire (c’est étonnant tout à coup d’entendre
ici le fantôme de l’auteur intervenant à distance dans son récit), comme ces ambivalentes « marches blanches » dont
la Belgique à le secret.
Empruntant le tram de la côte, qui rejoint Ostende au Zwin, tu passes par Blankenberg. A cet arrêt, lors du
carnaval, nous fûmes accostés par d’étranges diables bleus. Ils se rendaient, nous dirent-ils, au défilé du Bal du Rat
Mort.
L’Ostende que tu croyais retrouver ne te proviens plus que d’une lumière morte, celle d’Ostende-la-morte ou
de la cité radieuse de Tueur sans gages de Ionesco.
Les dunes échevelées nous cachent l’océan depuis le tram qui nous mène à Knokke-le-Zout. Seule dans le
compartiment, tu es ma Comtesse des Dunes.
Une quatrième clef, invisible, orne le blason d’Ostende.
En tram pour Knokke: le port industriel, des friches interlopes et des habitations banlieusardes, puis quelques
Dunes fauves et rêches, des troncs noueux.
Le tram gronde, bordé vers la droite par un plat pays, du bétonnage, une banlieue secondaire, morte hors-
saison.
Roseaux déplumés, troncs noirs, likchens et arbrisseaux torturés par le vent.
Les briques blondes ou vernissées.
Le capitalisme s’étale depuis Zeebruge l’industrielle et ses éoliennes lascives, jusqu’à Knokke la bétonnée.
Nous marchons le long d’une vaste plage, en direction du Zwin. De gros porte-containers croisent lentement
au large, faisant le va et vient depuis Rotterdam.
Cachés dans les dunes les yeux rafraîchis par le vent, nous nous laissons griser par l’écume, au goût de
champagne .
Le Carnaval d’hiver dans ces cités fantômes accentue leur caractère de théâtre vide. En passant par Le Haan
nous sommes surpris par le coucher du soleil, la lumière du soir sur la côte des Flandres. De l’autre côté , on
aperçoit Avalon, au crépuscule.
Ensor était à moitié Anglais par son père. Il n’a presque jamais pu quitter Ostende, sauf deux ou trois fois
notamment pour l’Angleterre, ou plus exactement pour les Turner de la Tate Gallery. Son père était un ingénieur
invalide et alcoolique, souvent moqué dans la ville. Un secret le hantait.
La statue grotesque du Roi de Belgique semble vouloir enjamber la mer du Nord, depuis les galeries
vénitiennes. On le retrouve (lui ou un autre) en ville, ayant vraisemblablement changé de direction.
En partance pour Gand où je t’offrais de poursuivre le voyage, un corbeau pavanait sur la voie.
Nevermore semblait-il nous chuchoter (on a déjà entendu ce poème ici)… Ensor adorait Edgar Poe.
Que restera t-il de la beauté d’Ostende ?
Un regard.