Monsieur le Juge, Mesdames et Messieurs les jurés, si nous sommes présents ici ce soir, c’est bien pour plaider une tragédie. C’est de François Minod, le poète, l’homme qui sans trac troque les mots tant que les mots disent (Editions Hesse, 18 €), le chantre des buffets littéraires courus par le tout Paris, c’est bien de lui dont il s’agit.
Nous allons vous démontrer que cet homme est coupable, et que malgré ce que pourra avancer la défense, les preuves, les présomptions sont là pour étayer le crime. Car c’est bien d’un crime dont il s’agit.
Commençons par le début si vous le voulez bien. L’affaire prend sa source en 2008, année où François Minod décide de créer ce fameux BL. D’abord fréquenté par une poignée d’intellectuels de gauche, puis rapidement prisée par l’intelligencia parisienne, cette institution prend vite une ampleur hors du commun. Chaque mois, on y traite d’un thème. Les uns lisent un texte bien pensé d’un auteur illustre, d’autres pensent s’illustrer en lisant un texte écrit par eux-mêmes. Et c’est ainsi que s’enchaînent les séances mois après mois. La saison 2014, il faut bien le reconnaître, se termina en beauté en juin de la même année. En beauté, car tel en était le dernier thème.
Tout aurait pu continuer ainsi, littérairement vôtre, comme se plait à le revendiquer François Minod. Tout aurait pu continuer ainsi jusqu’à cette année 2015, lorsque cet homme sans scrupule priva quinze de ses proches, amis, frère et même compagne du bien le plus cher qui soit, le dernier thème de la saison. Tous l’entendent encore en mai annoncer fièrement: pas de thème la prochain fois !
Après l’ivresse, la délicatesse, l’horizon, le secret, la nuit, le silence son cerveau bouillonnant n’eut point de peine à produire deux nouvelles idées aussi singulières que la main et la porte. Vous avez bien entendu Mesdames et Messieurs les jurés, la main et la porte, la porte et la main et puis … rien ! C’est dans ces quatre lettres que se loge le drame, au cœur de ce rien !
Nos experts sont formels, l’ivresse, la délicatesse, l’horizon, le secret, la nuit, le silence, la main et la porte, tous ces thèmes entre eux combinés, ne pouvaient qu’aboutir à cette tirade fatale que je vous livre : « Rien à l’horizon, alors, en silence et sans peur, tout en délicatesse, dans le secret de la nuit, sa main toucha la porte ». François Minod le savait. Après la main et la porte, le thème qui s’imposait naturellement et que lui, l’esthète des mots nobles, le thème qu’il négligea, vous l’avez deviné, Mesdames et Messieurs les jurés, après la main et la porte ce thème était bel et bien la poignée !
Déjà en ce mois de mai 2015, tout était fait pour éveiller les soupçons chez les disciples de François Minod. Dès leur arrivée vers vingt heures au pied de son immeuble, la porte, télécommandée s’ouvrait sans poignée. Ensuite, ils prenaient un ascenseur qui lui aussi s’ouvrait automatiquement, bien entendu sans poignée. Et enfin, au quatrième étage, la porte déjà entre-ouverte ne faisait qu’exhiber une pauvre poignée tout à fait inutile. Tout était donc fait pour éveiller les soupçons chez les disciples de François Minod mais ne dit-on pas que l’adoration du gourou est aveugle ?
Cette poignée qui nous vient des temps les plus reculés de notre civilisation, l’oublier aujourd’hui, ce sera demain oublier l’Histoire, ce sera après-demain oublier l’Homme.
Quinze personnes, Mesdames et Messieurs les jurés, oui quinze personnes de l’entourage de François Minod ont ainsi subi un préjudice qui pour la plus part d’entre elles laissera des traces irréversibles. Et cela nous pouvons le prouver. Nos experts, tous rompus aux affaires criminelles ne s’y sont pas trompés !
Quinze proches, parmi lesquels Alain, son frère, un poète de génie, que François Minod lui-même désigne comme « le plus doué d’entre nous » et qui, la voix brisée par la douleur déclara ensuite : « La poignée, objet de tout et de rien, de rien du tout au rien, nous transporte par la porte, dans une cohorte de transe. La poignée de main, jeu de vilain, demain je viens de ma main qui te lance un appel. Et la trace de mes doigts qui l’enlacent à tout jamais laissent le souvenir de ta poignée de main».
Que dire de Mireille, l’amie philosophe pour qui la poignée est à la fois porte et main et qui aurait tant voulu décrire son rêve d’une porte transpercée d’une main en lieu et place de la poignée, une main tendue vers une humanité fraternelle, rêve brisé de tout penseur de gauche ?
Il suffit d’entendre Rached, l’ami vénérable et vénéré, que le tout Paris lettré surnomme Dodo La Littérature, il suffit de l’entendre s’en vouloir à mort, je dis bien à mort, de ne pas avoir imposé l’évidence, de ne pas avoir forcé le destin, de ne pas avoir activé … la poignée pourtant si présente dans les esprits. Témoignage insoutenable que j’ose tout de même vous livrer : « Formidable, fooooor-midable, c’eut été formidable, Et je fus fort minable, nous serions formidables ».
Et que dire du cas le plus désespéré, Stan, ce sympathique velléitaire de droite, personne n’est parfait et c’est moi qui vous le dit. J’ai été moi-aussi velléitaire … Mais tout de même, d’un sursaut tout en verve, vouloir d’un verbe un peu faux rédiger une plaidoirie à charge, je dis non. N’est pas écrivain qui veut. Aussi ai-je préféré de ma propre plume laisser s’exprimer le talent qui vous est dû.
Est-il besoin Monsieur le Juge, Mesdames et Messieurs les jurés de vous infliger le récit des souffrances endurées par les autres victimes ? Non me direz-vous et vous ne vous y tromperez pas. Cet homme n’a aucune excuse, son acte est impardonnable.
Il est coupable, les présomptions sont là, et vous ne pourrez laisser ces quinze victimes sans justice. Aussi, je vous demande, Mesdames et Messieurs les jurés, de condamner François Minod à une peine d’intérêt général en lui imposant d’animer au moins pour une saison supplémentaire ce Buffet Littéraire. Merci.