Deux heures du matin, Joseph revient d’un banquet. A quelques mètres de son domicile impasse des
lilas, il aperçoit un homme assez grand, d’une trentaine d’années, assis devant la porte de son immeuble.
– Excusez-moi, je voudrais entrer chez moi, lui dit-il.
– Je vais entrer avec vous, répond l’homme en se levant.
– Hors de question !
– Je rends visite à Monsieur Bellini qui habite ici aussi. Il ne veut pas m’ouvrir. Encore ses fameuses
pertes de mémoire, je suppose, dit l’homme.
Entre menaces et insistances, le ton monte au point qu’ils en viennent rapidement aux mains. Chauffé
à blanc par une soirée arrosée aussi de rouge, Joseph n’entend même plus les cris de l’homme et finit par lui
asséner un coup si fort au visage que celui-ci tombe à la renverse. Sa tête cogne contre une borne en pierre,
une de ces bornes sensées jadis protéger l’entrée des maisons. Le voyant totalement inanimé, Joseph prend
peur et sans réfléchir s’engouffre dans l’entrée de l’immeuble.
Rentré chez lui, il se met au lit pour reprendre le cours d’une nuit qu’il aurait voulue ordinaire. Le
déroulé de ces quelques minutes de tragédie lui revient en boucle. L’homme, la bagarre, le corps inanimé, les
trous de mémoire de Bellini, sa fuite …
Quelques instants plus tard, de violentes lumières bleues balayent les murs de sa chambre à travers
les fentes des persiennes. Le noir s’installe de nouveau mais pas son sommeil. Il vient de tuer et sa vie a
subitement basculé. Comment s’est-il laissé déborder par une telle irruption de violence ? Doit-il se rendre au
commissariat ?
Le jour venu, il décide de ne rien faire. Son méfait resterait à tout jamais secret. Lui seul saurait.
Comme chaque dimanche, il se rend au bar de la rue Bailly boire le coup avec quelques copains et
s’adonner à quelques paris hippiques. Un peu fébrile, il descend l’escalier et ouvre la lourde porte de l’entrée.
Quelle émotion! Dans son esprit, il revoit l’homme gisant à ses pieds.
A son retour, il croise Madame Bichon, la voisine du dessous sortant tout endimanchée, son petit sac
carré pendu au creux de son bras.
– Vous avez bien fait, lui dit-elle.
– Mais de quoi parlez-vous ?
– De cette nuit. Je l’avais repéré ce type en bas. Vous nous en avez débarrassé, c’est très bien. Allez, je
vous laisse je vais être en retard à la messe.
Elle sait qu’il a tué. Tous deux savent que l’autre sait.
Cette rencontre le trouble. Pourquoi ne se rendrait-il pas chez sa voisine, pour forcer la porte de son
appartement, la tuer à son retour et simuler un vol de bijoux ? Non, un mort, cela suffit.
A l’heure du déjeuner, on sonne à la porte. Il se fige et pense immédiatement à elle. Vient-elle lui
parler du secret, le féliciter à nouveau ou marchander son silence ? Quelque soit le motif de sa visite, mieux
vaut régler cela le plus vite possible.
Il ouvre et se trouve face à un homme d’une taille impressionnante, la cinquantaine. C’est un
inspecteur de la brigade criminelle».
Joseph tremble. On vient l’arrêter. La vielle Bichon a parlé.
Il répond aux questions du policier : au courant de rien, sorti la nuit dernière, rentré vers quatre
heures d’un banquet après un long détour par les berges, vu personne à qui parler, rien entendu après, rien.
Impassible, son visiteur prend congé et lui remet une carte de visite au cas où. Une fois seul, Joseph
reste figé dans l’entrée, son secret entre les petits bras de sa conscience.
L’après midi, on sonne de nouveau. C’est sa nièce Lucie et Jean, son mari. Ils prennent le thé, parlant
de choses et d’autres. 3
Lucie, les joues rouges d’émotion lance : « Oncle Joseph, nous avons quelque chose d’important à te
confier : Jean et moi nous attendons un enfant ! ».
– Quelle bonne nouvelle, s’exclame Joseph en se levant pour embrasser la jeune femme !
– Surtout, ne le dites à personne, c’est un secret pour le moment.
– Mais ce n’est plus un secret maintenant que je le sais.
– Cette nouvelle c’est comme un arbre de vie dont nous allons distribuer peu à peu les fruits à ceux
que nous aimons. Vous en êtes le premier.
Jean, désireux d’ajouter sa petite touche d’allégresse y va de son commentaire : « C’est toujours
quelque chose d’extraordinaire de donner la vie, n’est-ce pas ? ».
L’oncle, se contente d’acquiescer de la tête. Deux secrets : le premier, révèle sans cesse la noirceur de
son acte, le second fait jaillir la lumière prometteuse d’une vie.
Le lendemain, le journal fait état d’une bagarre survenue devant un immeuble impasse des lilas.
L’article claque sec comme une étincelle dans son esprit : la victime, gravement atteinte, n’est pas encore en
état de répondre aux questions des enquêteurs.
D’un geste, Joseph referme le journal. Le regard perdu dans le jaune pâle du mur d’en face, il réfléchit
à ce que l’homme dira en recouvrant ses facultés. Il rêve de le savoir mort, allant jusqu’à s’imaginer pénétrer
dans sa chambre d’hôpital et le débrancher.
Plus tard, en descendant l’escalier pour se rendre en ville, il rencontre Madame Bichon et Monsieur
Bellini, son voisin du dessus, en pleine discussion. Ce dernier, l’interpelle presque gêné : « Vous avez entendu
quelque chose vous la nuit de samedi à dimanche ? ».
Lui tend-t-il un piège devant Madame Bichon qui a tout vu l’autre nuit?
– Et vous, questionne à son tour Joseph, sachant que l’appartement de son voisin donne côté jardin ?
– Vous savez, pour tout ce qui se passe côté rue, je m’en remets à Madame Bichon.
L’a-t-elle mis au courant ?
Plusieurs semaines plus tard, sortant de chez lui, il croise l’homme de l’autre nuit dans l’escalier. Ils se
saluent. Joseph reconnait sa voix roque marquée d’un léger accent. Il continue à descendre les marches. Hors
de sa vue, il s’arrête, se retourne et tend l’oreille. Il est persuadé que l’homme va sonner chez lui. Une porte
s’ouvre. Il entend la voix de Bellini qui l’invite à entrer.
L’homme qui n’a pas reconnu Joseph dans l’escalier ne sait pas. Bellini non plus ne sait pas. Seule
Madame Bichon sait. Joseph en déduit que si elle venait à disparaître, son calvaire prendrait fin.
Le soir, sa nièce l’appelle. Elle se réjouit de l’approche du grand jour. « Tout le monde est au courant
maintenant. Je vous livre un autre secret : ce sera un garçon», lui dit-elle.
Deux secrets : l’un nourricier, vit et se régénère, l’autre destructeur, survivra par la mort.
Le soir même, il se rend chez Madame Bichon. Elle lui propose de prendre un verre, un deuxième, puis
d’autres. La discussion est de plus en plus animée. Madame Bichon supporte nettement moins l’alcool que lui.
Elle se lâche.
Joseph ne sait plus que faire. Il se souvient être venu pour la tuer. Il en est incapable.
Après un long silence, sa voisine lui dit : « Je vais vous confier un secret. L’autre nuit, vous savez
quand vous nous avez débarrassé de ce rodeur… En fait, je n’ai rien vu. C’est Monsieur Bellini qui m’a tout
raconté. Lui aussi rentrait d’une soirée. Il marchait juste derrière vous. Il vous a vu, aux prises avec ce type. Il
a attendu … enfin que vous ayez terminé le boulot. Ensuite, vous ayant vu entrer dans l’immeuble, il a voulu
faire de même. Mais en passant devant le corps inanimé de l’homme, il a été pris d’un remord et a appelé les
secours.
Comme pour se faire pardonner de ne pas être intervenu pendant la bagarre, il accepte maintenant
de le recevoir de temps en temps.4
Je vous fais confiance, n’en parlez à personne, surtout pas à Monsieur Bellini».
Soudain inspiré, Joseph dit : « Madame Bichon, de quelle nuit parlez-vous ?».
– Lorsque vous êtes rentré à deux heures du matin. Ce que Monsieur Bellini m’a raconté.
Joseph s’emporte dans un éclat de rire trop naturel.
– Ne croyez pas à tout ce que l’on vous raconte chère Madame Bichon. Cela fait belle lurette que je
n’ai pas mis le nez dehors après vingt deux heures !
– Monsieur Bellini paraissait si sûr de lui en me racontant cela.
– Chère voisine, méfiez-vous des malins qui disent les choses avec tant d’aplomb.
– Il m’aurait menti ?
– Il en est bien capable.
– Je m’en veux d’avoir été si naïve. Voilà ce qui arrive quand on se mêle des affaires des autres. Je suis
si stupide.
– Chère Madame, je vous apprécie trop pour vous en vouloir une seule seconde.
Madame Bichon ne sait plus. M Bellini sait. L’homme ne peut savoir. Joseph n’est pas près d’oublier.
Le lendemain, il sonne à la porte de Monsieur Bellini. Son voisin, lui propose d’entrer après une
seconde d’hésitation.
– J’ai reçu hier la visite d’un inspecteur de police qui n’a cessé de m’interroger à votre propos, dit
Joseph tout en marchant d’un pas alerte vers le salon.
– La police, demande Bellini en le suivant surpris ?
– Oui. L’inspecteur me demandait si je vous avais entendu monter l’escalier l’autre nuit, si vous
passiez pour quelqu’un de violent, si vous étiez apprécié du voisinage, si je savais ce que l’on dit de vous à
propos de vos troubles de mémoire, et tout et tout …
– Je ne comprends pas, je ne suis pour rien à cette histoire, c’est vous qui…
Joseph interrompt son voisin : « Comment l’inspecteur peut-il savoir pour vos troubles de mémoire ?
Vous en auriez parlé à quelqu’un ? ».
Bellini, bouche bée est KO. Il tente une autre fois : « Mais c’est vous qui … ».
– Rassurez-vous l’interrompt Joseph, je n’ai rien dit. Surtout pas que je vous avais vu depuis ma
fenêtre vous acharner sur ce pauvre type et appeler les secours avec votre téléphone portable.
– Mais c’est vous qui …
– Monsieur Bellini, vous me rappelez mon cousin lors de ses crises. Il devient capable de tout et le
lendemain, hop oublié, tout.
– Mais je me souviens très bien, c’est …
– Monsieur Bellini, tout cela restera entre nous. Je ne parlerai pas de vos problèmes de santé à
l’inspecteur, ajoute Joseph d’un ton compatissant, un sourire fraternel aux lèvres. Mais pensez tout de même
à consulter !
Le buste droit et la démarche conquérante, il se dirige de lui-même vers la porte. Son voisin reste
immobile au fond du couloir, tel le boxeur affalé dans les cordes après l’uppercut victorieux de son adversaire.
De retour chez lui, Joseph, ravi de son coup, esquisse quelques pas de danse sur un air improvisé qu’il
fredonne gaiment. Il entend à peine que l’on sonne à sa porte. Euphorique, il court ouvrir.
L’homme de l’autre nuit se tient devant lui. Joseph l’invite à entrer sans même se méfier. Dans le
salon, l’homme prend place dans le fauteuil que Joseph lui propose.
– Je vous ai croisé l’autre jour dans l’escalier, ça a fait tilt, dit-il. Je me suis souvenu de vous la nuit où
j’ai été agressé devant votre immeuble. Nous avons parlé, je ne saurais dire de quoi. Puis, le trou noir, le
réveil, l’hôpital et maintenant ce manque qui me hante.5
– C’est mon voisin Bellini qui vous a agressé l’autre nuit. Je l’ai vu de ma fenêtre vous projeter à terre
puis entrer dans l’immeuble. Je me suis empressé d’appeler les secours sans quoi vous seriez mort, dit
Joseph.
– Bellini m’a dit que c’était vous, même que c’était un secret qu’il me confiait.
– Ce qu’il dit n’a aucun sens. Il souffre de troubles de la mémoire.
– J’ai rencontrée Madame Bichon avant de venir vous voir dit l’homme.
– Elle sait beaucoup de choses, dit Joseph. Elle aussi a vu Bellini s’acharner sur vous depuis sa fenêtre.
– Elle vous l’a dit à vous ?
– Oui, en ajoutant que c’était un secret, un secret que nous sommes quatre maintenant à partager :
Bellini est votre agresseur.
L’homme se tait. Il fixe Joseph du regard et reprend : « Le seul, le vrai secret est dans la voix de mon
agresseur ».
– Une voix que vous n’avez plus en mémoire.
– Dans la mienne non mais dans une autre mémoire …
– Qui d’autre, un témoin, demande Joseph aux abois ?
– En quelque sorte. Dans l’agitation de la bagarre, la touche d’appel de mon téléphone portable a été
appuyée. Quand cela se produit, la plupart des appareils prennent la liberté de composer le dernier numéro
conservé en mémoire. C’était celui de mon domicile où je vis avec ma mère. Je l’avais prévenue quelques
heures au paravent que je rentrerais tard. A deux heures du matin, ma mère dormait, elle n’a pas entendu la
sonnerie du téléphone. Le répondeur s’est occupé de tout, même d’enregistrer tous les sons de la bagarre.
J’ai écouté la bande des dizaines de fois. J’y ai entendu la voix de mon agresseur m’insulter en me frappant,
celle d’une femme l’encourager comme autour d’un ring et celle d’un autre homme s’adresser à elle en lui
disant qu’il fallait bien appeler les secours. Vous comprenez pourquoi j’ai pris la peine de discuter avec tous
les habitants de cet immeuble.
– Vous savez tout maintenant, dit Joseph …
– Je suis passé de la parole donnée à la parole entendue, de l’incertitude de l’humain à la fidélité de la
machine, du faux au vrai secret.
– Qu’allez-vous faire de cet enregistrement ?
– Il est en lieu sûr, comme vous trois, enfermés par ce secret dans une forteresse dont je détiens les
clés.
– Et comment en sortirons-nous ?
– Cela ne dépend plus de moi mais de votre voisin du dessus. A vous de le convaincre de retrouver
toute sa mémoire.
L’homme se lève et dépose une carte de visite sur la table basse devant lui.
Joseph est seul. Il manque de tomber à la renverse en lisant le nom de l’homme inscrit sur la carte :
Francesco Bellini.
Deux secrets, une même vérité : l’existence d’un fils.

Stan Dell
Novembre 2012

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