Sans que personne ne s’en rende compte (Pierre Arnaud)
Ce qu’on remarquait le plus souvent à son sujet, c’était la délicatesse. Un
toucher tout en finesse et en légèreté : les notes filaient comme des perles, des bulles
de savons, légères, évanescentes.
Julien était pianiste de jazz, une vie compliquée faite de hasards et de
précarité. Il donnait des cours, composait des musiques pour des documentaires
culturels, accompagnait des chanteuses qui trop souvent manquaient de talent,
cherchait des engagements pour son quartet personnel, et trois jours par semaine, les
jeudis, vendredis, et samedis, jouait en duo, avec un contrebassiste, dans un
restaurant voisin de son logement. Cela n’avait rien de prestigieux : en général, les
convives ne prêtaient aucune attention à la musique, à demi couverte par les
conversations et le brouhaha des couverts. Mais c’était un contrat régulier, et il aimait
beaucoup le contrebassiste qui l’accompagnait. Ils se connaissaient depuis
l’adolescence, avaient exploré la richesse sans limite de la musique ensemble, rock,
fusion, funk, blues, afro-cubain, jazz… Ils avaient passé des nuits entière à écouter
des disques, à partager leurs découvertes, à s’influencer, à construire leurs styles
respectifs. Ils étaient frères d’expression, frères d’émotion et de rythme, comme seuls
ceux qui ont connu la communion de la musique jouée ensemble peuvent le
comprendre. Une manière de s’entendre qui fait descendre l’absolu dans l’échange
entre des êtres humains.
Au milieu de l’indifférence cruelle et vulgaire des dineurs, dans l’odeur de
graillon, ils perpétuaient cet état de grâce : la musique les réunissait, et dans le jeu
commun ils portaient la musique au-delà d’eux même. Trois soirs par semaine, ils
produisaient une beauté qui les dépassaient, sans que personne dans la salle ne s’en
rende compte.
Délicat, il ne l’était pas seulement au piano, mais dans la vie aussi. Cette
disposition charmante, louée par son entourage, ne lui apportait pas que des
avantages. Pour défendre son travail, se produire dans les festivals, se faire connaître,
il aurait fallu être moins courtois, plus abrasif. La concurrence était sauvage, et les
artistes sont rarement des êtres pacifiques et éthérés. L’existence leur est difficile, et
ils s’affrontent avec la cruauté des fauves.
Ainsi, Julien allait son chemin, tachant de progresser, sans que personne ne
s’en rende compte, hormis quelques familiers, parmi lesquels Evelyne, avec qui il
vivait depuis cinq ans. Ils s’étaient rencontrés autour d’un spectacle dont Julien
assurait l’illustration musicale. Elle était costumière de théâtre. Il avait tout de suite
aimé sa vivacité de papillon enivré par les fleurs, une spontanéité de gestes, de
répartie et d’initiative. Ses mots, ses actes et ses décisions semblaient toujours
marqués par l’inattendu. Julien s’était enflammé pour cette flamme virevoltante et
lumineuse. De son côté, elle avait succombé à la manière délicate dont il l’avait
courtisé, comme s’il essayait de capturer un papillon sans lui briser les ailes.
Depuis cinq ans, ils vivaient un amour effervescent, rieur, aérien. Julien
songeait qu’on ne pouvait tomber dans la pesanteur du découragement quand on
aimait et qu’on était aimé de cette manière. A ses yeux, Evelyne traversait la vie
comme ses doigts à lui couraient sur le piano, avec la même grâce, la même légèreté,
la même délicatesse. Il l’aimait follement : l’amour lui était musique, la musique lui
était amour.
C’était de cela que son jeu était plein, le soir, au restaurant, bien que
personne ne s’en rende compte.
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Vivre ensemble n’était pas toujours facile, en raison de leurs métiers. Ils
rentraient souvent tard le soir. Les tournées les séparaient parfois pendant plusieurs
semaines. Il semblait à Julien qu’Evelyne vivait mieux que lui ces éloignements
forcés. L’aimait-elle moins ? Etait-elle simplement plus indépendante, moins soumise
au besoin de l’autre ? Il ne parvenait pas à trancher, et éprouvait une souffrance
secrète.
Le soir, quand il rentrait après avoir joué, il cherchait toujours un endroit où
lui acheter un menu cadeau : un fleuriste ouvert tard, une épicerie de quartier où il
dénichait une douceur. Albin, son ami bassiste se moquait gentiment de cette
prévenance exagérée. « Tu te donnes trop de mal » lui disait-il. Un jour Julien lui
avoua que ces excès d’attention étaient dictés par une inquiétude sourde et
douloureuse, la peur de voir Evelyne lui échapper, depuis quelques temps, car il lui
semblait qu’une distance s’installait, comme un voile qu’il ne parvenait pas à déchirer.
Albin cessa de rire et voulut le rassurer. Au bout de cinq ans, tous les couples
connaissent un régime de croisière un peu en dessous de l’exaltation du début. Mais
Julien n’en démordait pas. Quelque chose avait changé, il ne savait quoi. Que se fut
normal, comme son camarade le prétendait, ne le consolait pas. Il regrettait cet état
de grâce durant lequel ils avaient été l’un et l’autre le pivot autour duquel l’existence
et les émotions s’organisaient : impression d’un privilège, d’une exception perdue.
C’étaient des détails subtils. Elle s’activait dans la cuisine, il l’enlaçait par
derrière. Au lieu de se retourner, elle continuait ce qu’elle faisait avec un sourire
distrait. Il lui faisait écouter ses compositions : elle faisait des commentaires, le
complimentait, mais elle n’exprimait plus de communion profonde, ni de certitude à
l’endroit de son talent.
La musique de Julien s’en ressentait. Elle s’imprégnait de nostalgie,
d’inflexion douces amères, dont personne ne se rendait compte.
Pourtant, la vie continuait. L’automne était arrivé, cette année là doux et
ensoleillé. Un dimanche, ils allèrent se promener au jardin du Luxembourg. Les
arbres flamboyaient leur fin saisonnière dans la lumière oblique. Les feuilles
tombaient sur le sol avec la même délicatesse que les doigts de Julien sur le piano. Il
y avait de nombreuses familles autour du bassin central et des attractions. Julien et
Evelyne observaient les jeux des enfants. Soudain, ils se tournèrent l’un vers l’autre.
Evelyne sourit.
— Je sais, dit-elle, il serait peut-être temps d’y penser…
Julien l’enlaça et songea que ses craintes étaient infondées. Si Evelyne
envisageait d’être mère avec lui, c’est que rien n’avait changé entre eux. Ou plutôt si,
il y avait un changement, mais dans le sens d’un surcroît de profondeur, dans le sens
d’une construction. Pour cette construction, il fallait des fondations solides, une
forme de gravité, qu’il avait confondu avec de la distance.
Quelques semaines plus tard, alors que les frimas commençaient enfin à
attrister la ville-lumière, Julien arriva au restaurant pour trouver Albin surexcité. Il
avait un contact à la station de radio TSF, et celui-ci, après s’être fait prier pendant
des mois, avait enfin accepter de venir dîner pour les écouter. C’était une opportunité
unique car le journaliste connaissait beaucoup de monde et pourrait, le cas échéant,
promouvoir le duo s’il était convaincu par ce qu’il entendait.
Les deux amis se consultèrent rapidement. D’habitude, ils ne jouaient que
des choses assez traditionnelles dans ce restaurant. Mais ils avaient un répertoire plus
original. Ils décidèrent cette fois de puiser dans ces compositions personnelles, au
risque d’incommoder le public habituel. Mais l’enjeu valait ce petit risque.
Pour cela, ils avaient besoin d’un séquenceur et d’une boite à rythme qui
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étaient entreposés chez Julien. Comme il fallait commencer à jouer tout de suite, ils
décidèrent que le pianiste irait chercher ces appareils à la fin du premier set.
A la pause, donc, Julien courut vers son logis. La distance lui permettait juste
de faire l’aller-retour, à condition de ne pas traîner. Il monta les escaliers au pas de
course, ouvrit la porte. Celle-ci n’était pas verrouillée, ce qui le surprit. Evelyne était
déjà partie pour le théâtre où elle était censée travailler ce soir-là quand lui-même
s’était mis en route, et il croyait se souvenir qu’il avait fermé à double tour.
La lumière du salon était allumée elle-aussi. Pourtant, il prenait soin
d’éteindre, d’habitude. Il alla vers le placard où il remisait les appareils, troublé.
Alors, il entendit le bruit. Des chuchotements qui venaient de la chambre. Il
s’approcha. la porte était entrouverte. Dans le mince interstice, il découvrit une
portion de deux corps côte à côte, enlacés. La voix qui murmurait était celle
d’Evelyne. Il reconnut ce chuchotement évanescent, musical, qu’elle employait avec
lui dans les moments d’intimité. Un chuchotement qui lui était unique, et qui chaque
fois le touchait au plus profond du coeur.
Deux corps alanguis après l’amour, et les ailes de son papillon —froufou de
tendresse et de douceur— qui battait aux oreilles d’un autre…
Son coeur tomba à ses pieds et se brisa en miettes. Ce n’était pas du chagrin,
ce n’était pas de la colère, mais une souffrance brute qui lui coupa le souffle. Il
voulut faire quelque chose. Il fallait faire quelque chose. Hurler ? Agir ? Arracher
l’intrus au lit, le jeter dehors ? Tout casser ?
Mais alors l’évidence le frappa et la douleur s’ajouta à la douleur. Evelyne
avait invité cet homme. Elle avait voulu le faire entrer. Elle l’avait désiré. Se
manifester, c’était la faire souffrir. Se manifester ne faisait aucun sens puisque c’est
elle qui avait voulu cela.
Il laissa son coeur brisé, son coeur détruit à l’entrée de la chambre et se dirigea
vers le placard pour y prendre le séquenceur et la boite à rythme. Il ressortit de
l’appartement et referma la porte avec délicatesse, sans que personne ne s’en rende
compte.
Dehors le froid avait grandi. C’était un froid immense, total, un froid de
guerre, d’épidémie, de calamité ravageant l’humanité. Un froid qui mettait une pierre
là où son coeur autrefois avait battu. Les façades gelées se refermait sur lui. Ses pas
neigeaient sur l’asphalte, son retour vers le restaurant était une plongée dans le pire
des hivers.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Albin, alarmé. On dirait que tu as vu un
fantôme.—
Ce n’était pas un fantôme. Malheureusement. Ce n’était pas un fantôme.
Julien ne put rien dire de plus. Il laissa Albin monter les appareils. La pause
tirait à sa fin. Ils s’installèrent. A la surprise du bassiste, Julien demanda qu’on joue
Whisper Not, un thème composé par le saxophoniste Benny Golson.
Whisper Not. Ne chuchote pas.
Julien plaqua le premier accord avec une violence qui lui était étrangère.
Albin réagit aussitôt et posa les premières notes en menant les cordes de la
contrebasse à la limite de la saturation.
Whisper Not. Ne chuchote pas.
Non, ne chuchote pas. Tu peux l’embrasser comme tu m’embrasses moi, tu
peux le caresser comme tu me caresses, tu peux le prendre en toi comme tu m’as
accueilli, moi seul, moi exclusivement, au cours des ces cinq années de bonheur, tu
peux laisser son plaisir souiller ma place d’homme dans ton coeur, dans ton ventre et
dans ta chair, mais ne chuchote pas ta tendresse à ses oreilles, toi, mon amour, mon
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papillon, ne bats pas des ailes à ses oreilles de cette manière si exquise, qui fonde
mon enchantement, mon amour, le sentiment de mon exception à tes côtés, ne me
fais pas ça. De ta voix qui butine les fleurs de mes sentiments, ne lui dis pas ces mots
qui m’appartiennent, à moi seul.
Ils jouèrent le thème, Whisper Not, ne chuchote pas, puis Julien entama
l’improvisation. De la main gauche, il faisait tomber les accords comme de lourds
chagrins, tandis que la main droite imitait le vol brisé d’un papillon en détresse. La
musique résonnait avec une force inédite, une tension vibrante, presque de la
brutalité.Ce qu’on entendait, c’était la souffrance, la solitude complète face à
l’incommunicable douleur. Mais on entendait aussi ce qui est au-delà de la pire
souffrance, l’envol, la réparation, la plaie suppurante transformée en lumière, en
beauté, l’art comme remède au malheur que l’homme s’inflige depuis la nuit des
temps.
Pour la première fois, les dineurs se turent, un à un, subjugués. Le journaliste
sortit de sa poche un bloc note et un crayon.
Julien avait perdu sa délicatesse, et tout le monde s’en rendait compte.