Cher ami,
J’ai rêvé, cette nuit, que je vous écrivais.
Une vraie lettre, où je vous appelais « cher ami »… bien que nous ne soyons pas amis, vous et moi.
Dans le rêve, c’était facile. Je vous disais « Cher ami » avec aisance, comme si j’avais fait ça toute ma vie. C’était facile aussi de tout vous déballer, sans souci de bienséance – ce qui se fait, ne se fait pas, me laissait dans une profonde et reposante indifférence.
Bref, je vous écrivais, cher ami, je mettais mon cœur sur la table, avec le sang, les artères, et un petit truc rose vif, très clinquant, qui clignotait à chaque émotion. Un truc très kitch, du style « rose Barbie », si vous vous y connaissez un peu en matière de poupée – sinon tant pis.
Je n’avais même pas honte ! Pardonnez-moi, je dormais. Donc je m’autorisais d’importe quoi. Même de vous ouvrir les bras, de vous serrer contre moi, alors qu’on ne se connait pas.
On se croise souvent à la boulangerie. Parfois vous me tenez la porte et je vous remercie d’une toute petite voix. J’adore quand vous êtes juste devant moi, dans la queue. J’en profite pour vous regarder, de tous mes yeux – et je suis déçue de n’en avoir que deux. Je me ferais volontiers greffer des yeux supplémentaires, pour mieux vous regarder.
Je vous trouve beau, même si vous n’êtes pas beau. Je vous trouve gentil, même si je n’en sais rien. Vous dites « merci » à la boulangère d’une voix très douce, et « bonne journée ! » de façon presque tendre. Alors je fonds, je craque.
Prononcer des mots aussi simples de façon si émouvante… C’est forcément que vous êtes quelqu’un de bien. Quelqu’un qui pourrait m’aimer. C’est sûr, je vous aimerais en retour, malgré tous vos défauts. Votre gros nez, par exemple ; vos yeux un peu globuleux, votre absence de cheveux. Votre mauvaise haleine quand vous prononcez « Une demi-baguette s’il vous plait ».
Désolée, cher ami, je sais de quoi je parle : je reçois votre souffle en pleine figure à ce moment-là. Je ne sais si c’est à cause des médicaments que vous ingurgitez, si vous mangez de l’ail dans des quantités déraisonnables, je ne vous demande aucun compte sur votre alimentation. Quoique. Si on veut faire un bout de chemin ensemble, ces détails ont de l’importance. Il sera toujours temps d’en parler.
Bref, cher ami, j’aime votre voix, vos gestes élégants, votre délicatesse (je vous ai observé), mais pas votre haleine.
Avant qu’on devienne ami, en vrai, je vous serai reconnaissante de remédier à cela. Puis, si cela vous dit, prenons un café au Bistrot des amis, situé à côté de la boulangerie.
Je vais glisser cette lettre dans votre poche, comme une bouteille à la mer, avec mon numéro de téléphone. J’ai remarqué que l’opération était facile à effectuer : votre poche est un peu avachie, béante, on pourrait y fourrer un crapaud, un rat ou je ne sais quoi. Je suppose que vous changerez de veste quand on se connaîtra en vrai, vous et moi.
Vous me plaisez beaucoup, cher ami, votre voix m’envoûte, la façon dont vous dites « Bonne journée ! » me fait vibrer. Je sors de la boulangerie, hagarde, palpitante.
Quand vous demandez une baguette entière, je suis inquiète. Y aurait-t-il quelqu’un d’autre dans votre vie ? Je me rassure en me disant que c’est quelqu’un qui supporte votre haleine insupportable ; donc quelqu’un qui ne vous aime pas vraiment. Sinon cette personne vous aurait demandé de changer cela. C’est peut-être quelqu’un qui trouve intérêt à votre présence dans sa vie : vous payez le loyer, les charges, les courses… ça peut valoir la peine de subir cette haleine épouvantable. Ou bien vous êtes carrément riche, et là c’est encore pire : la personne en question se raconte qu’elle vous aime quand même – c’est-à-dire malgré cette haleine atroce et vos autres défauts dont elle a fait la liste. Elle se fait croire qu’elle vous aime, parce que sinon c’est trop compliqué pour elle. D’ailleurs il lui arrive sans doute d’être sincère, quand vous êtes loin, quand elle est à l’abri de votre souffle.
Enfin, je n’en sais rien…
C’est cette histoire de « Deux croissants et une baguette » qui m’a mis la puce à l’oreille. La façon dont vous avez dit cela ! On aurait dit une pièce de théâtre miniature. « Deux croissants et une baguette » J’ai vibré. Même la boulangère a semblé surprise. D’habitude, vous demandez une demi-baguette ; comme moi. Parfois vous demandez une baguette ou deux et un gâteau, je devine alors que vous avez des invités. Donc des amis. Des amis que vous me présenterez dès que l’on sera amis, vous et moi.
Vos amis vont m’adopter tout de suite ; je suis une personne discrète et attentive – c’est ce que les gens préfèrent. Bien sûr, certains trouveront que je manque de charme, de personnalité, d’assurance… Mais ils ne vous en diront rien, tellement ils aimeront que je les écoute – et pour ne pas vous froisser. Ils penseront « Chacun ses oignons », se diront : « S’il la trouve à son goût, pourquoi pas ? » Ils jugeront que c’est votre problème, pas le leur et s’en laveront les mains. Comme Ponce.
Ponce : un type qui a vécu il y a très longtemps, célèbre pour son lavage de mains.
Le lavage de mains que j’aime bien, c’est celui des chirurgiens, jusqu’aux avant-bras. Je me lave les mains comme ça, par pur plaisir. Je me sens nettoyée ensuite, lavée de tout, purifiée. Essayez pour voir, cher ami.
Parfois je me lave les bras, les avant-bras, en imaginant mes mains se promener sur votre corps, le découvrir. Mais on ira doucement, rassurez-vous, à votre rythme. Votre corps ne m’intéresse pas tellement. C’est votre voix.
Quand je vous imagine me parler, je vibre. Un peu comme un portable, placé en mode vibreur. C’est très agréable. La première fois, c’était à la boulangerie, quand vous avez dit : « Une demi baguette, s’il vous plait » d’un ton pénétrant. J’ai vibré. Pourtant je n’avais pas de téléphone sur moi.
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