Je ne sais pas où je suis… Je ne sais pas ce que je vois… Le ciel est soudain descendu sur la terre et ma route s’est perdue. Prudemment je ralentis. Stationne sur le bas-côté. Moteur arrêté. Anti-brouillards allumés.
Je me tiens immobile dans l’habitacle. J’écoute… Les corbeaux se sont tu. Léger souffle de l’air humide. Je me frotte les yeux; balaye le gris qui me cerne sans limites. Cherche des formes dans cette ouate étrange. Parfois des lignes apparaîssent; des silhouettes et des mouvements aussi. Mais ce n’est qu’illusion, effet de l’engourdissement du monde. Tout s’enfonce dans cette estompe.
Que fais-tu ?… Je m’entends parler d’une voix étouffée; on dirait la voix de quelqu’un d’autre… J’écris. J’écris et je cherche un visage… Un visage qui ne cesse de s’évanouir sur la page que blanchit mon haleine. Je fouille cette nuit qui menace de s’étendre encore. Je traque les ombres qui glissent et expirent dans le flou. J’écris là où se limite la vue, dans la densité humide, l’imprécision. J’écris sur le buvard des images.
Que cherches-tu ?… Ma voix insiste. Elle semble venir de loin, pourtant elle est comme une bête qui rôderait en moi… Je cherche un homme… Je me souviens qu’un homme m’accompagnait, me tenait la main. Puis, seul, il avait risqué quelques pas. S’était enfoncé dans l’épaisseur du rideau et s’en était allé sans que je l’ai vu disparaître. Son âme continue de rôder alentours. Je pressens son apparition entre les troncs dressés et les masses aux contours incertains. Je veille, corps tendu, exalté, sensibilité à fleur de peau.
On raconte qu’un jour de quasi fin du monde, de brouillard à couper au couteau, un homme avait sorti un canif de sa poche. Bras en avant il fendait le voile de sa lame… Il taillait son chemin. Jusqu’où est-il allé?
Que fais-tu ?… Je descends de la voiture. Me voilà debout pataugeant dans la vase collante. Relève ma jupe, écarte les jambes, et pisse dans la lumière des phares !… C’est insensé… mais, soustrait aux observateurs, c’est beau ! Et ça coule de l’or à flot, et ça ruisselle dans les sillons vers la rivière, et d’étranges vapeurs montent en volutes des berges détrempées.
Le brouillard s’épaissit. Vraie soupe de sorcière. Je poursuis. A l’affût. A tâtons. Sur ta trace. Cuisses griffées par les ronces. Où es-tu ?… Des fantômes me frôlent. Des visages grimacent et fuient. Je file prudemment au creux des ornières. Frissonne. M’égare.
Je ne sais plus où je suis… Je ne sais pas si je te reverrai…
L’invisible paysage me piège. Je m’enfonce aveuglement dans le temps.