Ce matin, une pensée m’est venue, comme ça d’un coup. Je n’ai même pas eu le temps de regarder d’où elle m’arrivait, que je l’avais déjà oubliée. D’habitude, quand une pensée me vient, je la note aussitôt dans mon carnet de pensées.
La mémoire des pensées, ça rapporte. Avant le carnet, j’avais tout essayé. Les nœuds à mon mouchoir, ça lui donnait un aspect laineux, les entailles à l’écorce des arbres, mes pensées devenaient des idées fixes, des mots en craie sur une ardoise, ça faisait dette mémorielle. Alors je me suis mis au carnet, comme d’autres au cornet, pour des notes emportées. Mais pas n’importe quel carnet. Surtout pas un bloc-notes, sa version désincarnée. Ni un carnet à spirales qui fait revenir les pensées en boucles, et quand elles sont noires, je sombre. C’est pourquoi j’écris à l’encre bleue dans mon carnet de pensées. Le bleu ça donne un effet mer qui dure. Bref, depuis ce matin, cette pensée se fait mère de toutes mes pensées et je dois en faire fi. Pour cela, rien de tel qu’un carnet d’oublis.
Il est important de conserver la mémoire de ses oublis. Oublier un oubli, c’est bien pire que penser à rien. Surtout que les oublis peuvent être éphémères eux-aussi. La pensée et son oubli sont deux versants d’un iceberg. Observer l’un, c’est comme se regarder dans la glace, on ne voit pas son autre. J’ai longtemps cru qu’à oublier mon oubli, je penserais à ma pensée. Depuis, le réchauffement climatique est arrivé et la glace a fondu.
Dans mon carnet d’oublis, j’écris à l’encre rouge pour les oublis encombrants, ou à l’encre verte pour ceux qui m’allègent. Un oubli n’est jamais neutre. Un jour, l’impensable s’est produit. J’ai inscrit par mégarde un oubli à l’encre bleue. Ça m’a complètement gribouillé. Quand mes esprits me sont revenus, j’ai écrit dans mon carnet de pensées de ne pas tenir compte de l’oubli écrit en bleu dans mon carnet d’oublis. Et ensuite, j’ai rouvert mon cahier d’oublis pour y inscrire en vert que j’avais oublié que le bleu y était prescrit. Puis de nouveau dans mon carnet de pensées, qu’il me faudrait écrire noir sur blanc dans mon carnet de regrets celui d’avoir si mal agi.
Oubliés le bleu, le rouge, le vert ou une autre couleur. Un carnet de regrets ce n’est pas un arc-en-page. C’est un cimetière d’illusions perdues, d’actes manqués et de souvenirs disparus. Mais la vie n’étant pas faite que de regrets, j’y inscris aussi blanc sur noir tout ce que je ne regrette pas. De blanc et de noir, mon carnet de regrets est un échiquier de papier. Je saurai qui l’aura emporté quand je l’ouvrirai pour la dernière fois.
La pensée de ce matin se rappelle à moi. Je m’empresse de la noter, de biffer son oubli et d’effacer son regret. Alors tout est à jour, comme le carnet de vaccins d’un animal carné après une nouvelle injection. Qu’ils soient de joies, de tristesses, de souvenirs, de projets, d’envies, de choses à faire, de choses à ne pas faire, de rencontres, de disparitions, d’amis, d’ennemis, de présences, d’absences, ils éternisent mes faits de vie. Même défaits, ils resteront, moisissures, poussières ou cendres. Rien n’est éphémère, tout se transforme.
Il est écrit dans mon carnet de rêves éveillés : « Un jour le temps n’existera plus et je serai l’éternel écrivains de carnets ». Mais peut-être devrais-je plutôt rendre pérenne la pensée de ce matin : « Il est bon parfois de penser à rien ».