« Continuez tout droit ! ».
Comme à son habitude, il refusa d’obéir. Il aimait les détours. Pas les écarts. Encore qu’un détour, ça commence par un écart. L’écart de tour qui démarre le détour. Mais un écart, ça mène nulle part. À moins d’un autre écart, le même mais dans l’autre sens, qui vous ramène là où vous étiez avant le premier. Ce qui prouve que les écarts n’ont pas de sens. Un détour, c’est différent. C’est tour à tour des tours jusqu’en fin de parcours.
À l’école, il détestait la géométrie. La faute à cette fichue droite qui s’évertue à passer par le point A et à filer d’un trait vers le point B en traversant le point M. Vivant dans ce drôle d’endroit d’Anvers, jamais il ne serait allé d’un trait vers Bruxelles. Surtout pas en traversant Malines droit en avant. Il aurait dit « allons dans le Vaudois demain, avec un détour majeur par Gand pour manger sur le pouce !». Les détours sont des maladresses de parcours, des tours en mal d’adresses. Il aimait que les droites fussent gauches. Mais la voix lui disait « Continuez tout droit ! ».
Choisir un métier fût une épreuve pour lui. Ses parents l’imaginaient conducteur de train, pensant qu’il aurait trouvé sa voie sur les rails. Cette idée l’effraya. Plutôt que croiser le fer avec eux, il prit un autre chemin qui le mena dans un cirque chinois. Il réalisa mille tours de passe-passe autour d’une piste de pousse-pousse. La voix lui répétait « Prenez la première sortie !». Finalement, il se lança dans la politique. Un jour, un électeur lui demanda « Avez-vous confiance en l’avenir ?». Comme il souhaitait être élu, il répondit que oui, mais en usant d’arguments tortueux. Il avait des tours dans son sac.
Un matin, il fut pris de panique. Il s’aperçut qu’il filait droit. La faute à l’ennui qui lui jouait des tours. Alors il décida de déménager. Il se fit tour-opérateur de meubles. Il vida toute sa maison. « Faites demi-tour !» lui disait sans cesse la voix. Ensuite il emménagea de nouveau, replaçant tous ses meubles aux mêmes endroits. Par chance, la voix ne disait plus rien. Il pensait l’avoir vaincue. Mais elle se fit de nouveau entendre « Vous avez retrouvé votre itinéraire ».
Il eut envie de la tuer. Pour une fois, une extinction de voix l’aurait comblé … Il consulta un acousticien. « On ne tue pas une voix, lui dit celui-ci, on la recouvre ».
- J’entends bien, mais comment faire ?
- A chaque fois qu’elle se présentera, chantez ! Plus fort qu’elle.
- Et si elle hausse le ton ?
- Prenez note et poursuivez crescendo !
Dès qu’il entendit la première syllabe de « Continuez tout droit ! », il se mit à chanter Rigoletto, un air qui lui vint en respirant. Et à chaque occasion, il opéra de la sorte. La voix l’avait mené au chant et verdi ses jours. Mais il arrêta Rigoletto plus tard. On le prenait pour un rigolo.
Une nuit il rêva que lui aussi donnait de la voix. Il était devenu le guide détournant. Un réel virage dans sa vie de rêves. Il détournait les gens du droit chemin. En leur disant « Prenez à gauche et flâner ! », « Arrêtez-vous et marchez un peu ! », « Prenez ce chemin et contempler les arbres ! ». Tous le remerciaient d’arriver en retard à leurs rendez-vous après la visite d’un musée, une promenade dans un parc, une flânerie près d’un lac. Ils se nourrissaient d’étourderies.
Mourant sur son lit d’hôpital, il se demandait pourquoi la voix lui avait toujours imposé le droit chemin. Et toujours il avait lutté contre elle, s’ouvrant tout un champ de découvertes et de transformations. Il essaya de dialoguer avec elle. Rien à faire. À nouveau ce « Continuez tout droit ! ». Excédé, il monta dans les tours et cria : « Mais ça me mène où tout droit ? ». Alors une infirmière entra dans sa chambre au quart de tour. Il lui demanda de dialoguer à sa place avec la voix. Qu’elles entrevoient une issue. Mais il entendit de nouveau « Continuez tout droit ! ». Épuisé il abandonna sa quête dans un dernier souffle.
« Vous avez atteint votre destination » dit la voix.
Stan Dell
Avril 2019