Quand j’ai eu ce livre dans les mains, « Sur la route du papier » d’Érik Orsenna, cet été et que je l’ai parcouru rapidement, je me suis posé plusieurs questions : Est-ce que j’ai envie de lire un livre sur le papier ? Ne s’agit-il d’un livre trop didactique qui ne me détendra pas ? Est-ce que je ne vais pas être contrainte d’ingurgiter le savoir de l’auteur ?

Non, la lecture de ce livre m’a apporté un véritable plaisir.

Le propos d’Erik Orsenna séduit par sa simplicité bien loin du jargon des spécialistes. Il se plaît à répéter : « La science n’est pas réservée aux scientifiques ». Il en fait un objet accessible à tous. Il a été auréolé de multiples récompenses comme le Goncourt (pour L’exposition coloniale en 1988). Ancien conseiller de François Mitterrand, homme de gauche qui aime l’entreprise, il aurait pu envisager une carrière politique opérationnelle. Nicolas Sarkozy lui a d’ailleurs proposé trois fois d’être ministre, mais il a refusé tour à tour la culture, la coopération et le Grand Paris.

Il conseille François Hollande, mais il a, par avance, écarté la perspective d’un ministère. Il dit : « Je préfère une mission à l’administration ». Et son agenda est déjà bien rempli : il ira cet été croiser du côté du détroit de Behring sur le voilier d’Isabelle Autissier pour écrire son prochain essai sur la mer qui précédera, celui sur les villes au bord de l’eau, lequel sera suivi d’un autre sur le tempsIl dit : « À chaque fois que je ne comprends pas quelque chose, j’ai un sujet ! ».

Il nous parle d’abord du comment est né de ce livre :

Un jour, je me suis dit que je ne l’avais jamais remercié.

Pourtant je luis devais mes lectures.

Et que serais-je, qui serais-je sans lire et surtout sans avoir lu ?

Pourtant, c’est sur son dos que chaque matin, depuis près de soixante années, je tente de faire avancer, pas à pas et gomme aidant, mes histoires.

Et que serait ma vie sans raconter ?

Je n’avais que trop tardé.

L’heure était venue de lui rendre hommage.

D’autant qu’on le disait fragile et menacé.

Alors j’ai pris la route. Sa route.

Cher papier !

Chère pâte magique de fibres végétales !

Nous voici donc en route avec sac à dos et calepin pour une sorte de procession du papier à travers les âges et les contrées, passant d’un bout à l’autre du globe en savourant les récits que l’auteur nous donne à partager.

Il nous entraîne d’abord dans les papiers passés.

D’après mes souvenirs d’école, nous devons à la Chine quatre inventions majeures : la poudre à canon, la boussole, l’imprimerie et le papier.

C’est donc là-bas que devait commencer ma route ;

La Chine est vaste.

Je me suis renseigné.

Par une sorte de paradoxe fréquemment constaté, le plus grand connaisseur des antiquités asiatiques habitait… l’ouest. Peut-être pour se remettre d’avoir dirigé longtemps l’École française d’Extrême-Orient.

C’est ainsi qu’un matin pluvieux d’octobre, je me retrouvai derrière l’église de Plogonnec, petite localité discrète située, si vous voulez savoir entre Quimper et Douarnenez.

Rue de la Presqu’île, dans l’ancienne maison du notaire, un chat noir et Jean-Pierre Drège m’attendaient.

J’espère que M Drège ne m’en voudra pas mais au premier regard, je nous ai trouvé, lui le savant et moi l’ignorant, certaines ressemblances physiques : même taille modeste, mêmes lunettes, même rondeur de la tête et semblable calvitie…

Sans plus tarder, l’animal et son maître me donnèrent leçon.

On apprend :

Ces ancêtres de notre papier étaient faits de fibres végétales broyées, principalement du chanvre. Il y avait aussi du lin, du bambou, de l’écorce de mûrier. Ils étaient faits aussi de vêtements usagés et même de filets de pêche pourris.

Le chat noir allait, venait, comme font les chats. Il avait l’air de prêter l’oreille. On aurait dit qu’il contrôlait, en inspecteur l’enseignement du professeur.

–      Et savons-nous dans quel endroit de Chine fut produit le premier papier ?

–      Sans doute un peu partout dans l’Empire. Et si toutes les découvertes se concentrent dans le Nord, aux abords des déserts Taklamakan et Gobi, le long de la route de la Soie, c’est que, par définition, le climat y est sec. Le papier est un faux fragile : il résiste à presque tout. Il n’a qu’un ennemi : l’humidité.

Depuis l’enfance, je rêvais de prendre un jour cette fameuse route.

Le papier allait me faire ce cadeau ?

Jean-Pierre Drège continuait sa leçon me démontrant la relation entre les idéogrammes chinois pour la soie et ceux pour le papier, idéogrammes fait de deux caractères dont un en commun.

–      Observez, me dit-il l’intelligence de la langue chinoise : soie et papier se ressemblent, non ?

Au fond, le papier, c’est de la soie en plus humble.

J’avais sorti mon carnet et notais, notais, avec la frénésie du bon élève.

Timidement, je revins à mon rêve, la route de la Soie.

Il me conseilla de prendre contact avec une collègue sinologue. Elle s’appelle Catherine Despeux. Une spécialiste du corps dans la pensée chinoise. Elle a travaillé sur les manuscrits de la bibliothèque murée.

Une bibliothèque murée ? Je sursautai, voulus en apprendre un peu plus.

–      Oh elle vous racontera elle-même. Si elle veut. Je sais qu’elle prépare un voyage. Peut-être acceptera-t-elle votre compagnie ?

–      J’ai quitté titubant le savant et son chat.

Mon enquête s’annonçait riche en échos, ressemblances, allégories et métaphores de toutes sortes.

Cette route démarre donc en Chine où le papier fut inventé deux siècles avant notre ère, sur la route de la Soie, où les plus anciens manuscrits sont emmurés secrètement et gardés scellés dans une grotte.

Quand il arrive à Urumqi, il est déçu.

Vous étiez venu, appelé par une route.

Dès les premiers kilomètres, vous constatez qu’elle est morte.

Non qu’elle manque d’activité : les caravanes continuent de se succéder et qu’importe si les camions ont remplacé les chameaux, qu’importe si d’autres chargements se sont substitués à la soie. Et les quatre voies, le futur TGV, suivent scrupuleusement le tracé légendaire de sable et de cailloux entre des neiges éternelles.

Une route meurt quand elle s’arrête.

Et la route désormais s’arrête à Urumqi. Tout ce qui vient de l’Est ne sert qu’à construire le bastion de l’Empire.

Autrefois, la route de la Soie était cette grande entreprise de tissage entre les humains qu’on appelle le commerce.

Aujourd’hui, le Comité central l’a mise au service d’une affirmation, celle de la frontière.

Pour un peu, je reprenais l’avion.

Mais la grotte aux trésors m’attendait, la bibliothèque de Dunhuang, si longtemps murée.

Il va ensuite au musée de Turpan à l’entrée duquel un message en lettres d’or est clair : « Prenons leçon de notre passé glorieux. » Tous ces peuples Ouïgours, Sogdiens, Han, Tibétains, Mongoles ont bâti, en s’appuyant sur leur diversité, la plus riche des civilisations du monde.

Je me souvenais de l’enseignement de Jean-Pierre Drège.

Constructeurs du Grand Canal, de la Grande Muraille, les Chinois ne sont pas seulement un peuple d’ingénieurs.

Ils ont toujours ressenti un impérieux besoin de tenir compte et chronique de tout. Avec le papier, ils ont inventé la matière qui convenait à leur manie obsessionnelle.

Au fur et à mesure de son voyage, il a envie de proposer des titres à la route de la soie plus conforme à sa réalité présente :

La route des Grands Trésors préservés.

La route de la Possibilité infinie…

La route des chameaux de pierre…

La route des Matières premières…

La route des Muqueuses agressées….
La route du grand vent permanent….

La route du Parfum de sable….

C’est ensuite Le temps des Arabes

Durant des siècles, le papier reste en Chine. Puis peu à peu il gagne le reste de l’Asie.

À l’ouest de l’Indus, on n’utilise encore que le papyrus et le parchemin.

Et puis arrive juillet 751.

Cette date est décisive.

Pour le papier et pour l’histoire du monde.

Les Arabes et les Chinois se disputent le contrôle de l’Asie centrale.

Les deux armées se rencontrent sur les bords de la rivière Talas près de Samarcande.

Au bout de cinq jours de combats violents, les Chinois cèdent. L’empire du Milieu a fini de s’étendre. Il vient d’atteindre sa limite occidentale, qu’il ne dépassera plus.

Le papier va conquérir un nouvel univers.

Pour les Arabes, le papier n’est pas seulement un outil pratique de gestion administrative et commerciale, c’est le support privilégié de tous les savoirs.

Nous autres Français, dont la morgue est une seconde nature, aimons croire que l’encyclopédisme est notre monopole, que les lumières de notre cher XVIIIè  siècle sont sans égal dans l’histoire intellectuelle du monde.

La seule consultation des titres de quelques grands ouvrages écrits par des Arabes entre 750 et 1200 suffit à rabattre notre caquet.

Un rôle plus noble encore l’occupe : celui d’accueillir la parole divine.

Cent soixante dix femmes, dans une ancienne maison de Cordoue, recopiaient jour et nuit le Coran.

Jusqu’au XIX siècle, les autorités de l’Islam refusèrent toujours l’imprimerie. La parole du Prophète ne pouvait être confiée à des mécaniques aveugles et impersonnelles.La parole divine ne pouvait être portée que par une main humaine.

D’où le caractère sacré de la calligraphie.

D’où son extrême sophistication, puisque écrire c’est prier.

Au XIIIe siècle, le papier a enfin conquis l’Europe. Pourquoi un tel retard ? L’église catholique considérait cette matière comme impie puisqu’elle servait à transcrire la parole du prophète.

Avec l’invention de l’imprimerie, la demande de matières premières, les vieux chiffons, ne cesse d’augmenter. L’auteur nous scotche véritablement à son récit, nous faisant découvrir çà et là mille secrets sur le papier.

Il nous parle des différents métiers liés à la fabrication du papier dans les moulins. Les délisseuses qui ont la charge de préparer la matière première.

L’ouvreur, le coucheur, le leveur, le vireur, les étendeuses, le colleur.

Il nous parle de la guerre des chiffons.

On a oublié ce petit peuple qui, avant l’invention des poubelles et le passage régulier des éboueurs, vivait du ramassage.

Seule la langue française rend encore hommage à ces pauvres hères : biffins, crocheteurs, pattiers, drilliers, pelharots, marchands d’oches, pillarots, mégotiers, dégotiers, crieurs de vieux fers…

Sans eux, les moulins à papiers n’auraient pas tourné. Et comme depuis l’invention de l’imprimerie, la demande ne cessait d’augmenter, la guerre faisait rage pour se procurer de la ressource.

L’expression « se battre comme des chiffonniers » n’est pas née du hasard.

En Italie ou au Japon, on invente des papiers de plus en plus précieux, de plus en plus raffinés. La fabrication se mécanise. Enfin, innovation décisive, la cellulose du bois remplace la fibre textile, au milieu du XIXe siècle.

Après ce résumé de deux mille ans d’histoires du papier, la deuxième partie du livre s’intéresse au « papier présent », et est encore plus passionnante.

À travers une plume riche, vive, cadencée, pleine d’humilité, l’auteur nous fascine et nous transporte. Le style est magistral, les lieux traversés sont décrits avec magie et poésie. Et l’on se gave d’informations, d’anecdotes, avides d’en savoir plus.

Erik Orsenna nous y apprend que l’on distingue aujourd’hui trois grands types de papier : le papier « noble » pour les livres et les journaux, le papier d’emballage et tous ses dérivés, et… le papier toilette sous toutes ses formes. Si la consommation de la première catégorie (ça ne surprendra personne) ne cesse de décroître, les deux autres sont au contraire en pleine expansion. Et qui dit papier dit bois, et donc déforestation, ou développement durable. On découvre ainsi que si les Suédois parviennent à préserver la plus grande partie de leur forêt, les Indonésiens massacrent la leur, sans vraiment se préoccuper des habitants, humains, animaux ou végétaux qui l’occupent. Mais qui dit papier dit aussi sans papiers, monnaie et fausse monnaie, méthodes anti-falsification. Qui dit papier dit emballages et recyclage (60% du papier est aujourd’hui du papier recyclé).

Autant de pistes qu’Erik Orsenna explore en nous entraînant de l’Inde à la Russie, en passant par le Canada et le Brésil. Il nous fait pénétrer dans les lieux les plus secrets : de la salle des manuscrits de la Bibliothèque de France, à l’usine de fabrication des billets de banque, de l’usine la plus moderne au centre de recherche le plus sophistiqué où l’on invente déjà le papier du futur, qui sera intelligent.

Mais je me suis aussi émerveillé devant les technologies les plus modernes, celles qui, par exemple, arrivent à greffer des virus capables de tuer les bactéries, celle qui, grâce à des impressions électroniques, permettent de renseigner sur le parcours d’un colis les chocs qu’il a reçus et si les conditions d’hygiène et de froid ont tout du long bien été respectées. Cher papier ! Chère pâte magique de fibres végétales ! Chère antiquité en même temps que pointe de la modernité ! La planète et le papier vivent ensemble depuis si longtemps : plus de deux mille ans. Le papier est de la planète sans doute le miroir le plus fidèle et par suite le moins complaisant.

Orsenna adore le papier, les manuscrits : « On y voit la pensée », dit-il. Mais contrairement à une bonne partie de sa génération, il fut très tôt un adepte du numérique : en 1998, l’année même de son élection à l’Académie française, il devint vice-président de la société Cytale, cofondée par Jacques Attali pour fabriquer l’un des premiers livres électroniques, le Cybook – projet qui fera faillite.

Orsenna rêvait alors – surtout sur son bateau à voile – de posséder un livre électronique qui réunisse tous les livres : la « bibliothèque du monde », chère à Borgès. Nombre de ses amis lui sont alors tombés dessus :

« Des tas de gens m’ont insulté : “Qu’est-ce que tu fait, tu es un traître. Le papier t’a tellement donné…” Je ne comprenais pas, mais c’était d’une violence extrême. »

Erik Orsenna sait que la lecture n’est en rien menacée par le numérique. C’est l’économie du livre qui va changer. Le livre de poche, notamment est directement menacé par les liseuses, « à une date que ne peux pas définir, 5 ans, 10 ans ».

« C’est le livre de poche qui est en danger. Or l’édition de poche est la vache à lait des éditeurs de grand format, qui éditeront leurs propres ouvrages autrement, car ils auront aussi une vie numérique. C’est la chaîne économique du livre qui est en question. »

Car, dit-il :

Le numérique va-t-il changer les habitudes de lecture ? Va-t-on lire de plus en plus court ? Orsenna pense que les hommes auront toujours besoin de lenteur, de douceur, donc de longueur :

Dans un monde où les moyens d’information et de communication sont démultipliés, la plus grande menace sur la lecture (de journaux, de livres) n’est en rien le support, mais le temps. « J’ai la conviction que notre cerveau va changer. Cette instantanéité permanente va nous changer. »

Même si la révolution numérique l’enthousiasme, Orsenna s’inquiète des conséquences des bouleversements en cours : sur la place des librairies au cœur des villes, sur la question des droits d’auteur, sur la question de l’illettrisme…Il juge urgent d’ouvrir un « Grenelle du livre » et n’est pas tendre pour la politique suivie par Nicolas Sarkozy et Frédéric Mitterrand :

« On diminue la TVA sur la restauration et l’augmente sur le livre : quel symbole ! »

« J’ai la conviction que le papier continuera à exister, mais avec une valeur de luxe. Ceux qui fabriquent des livres devront le faire avec plus de soin s’ils veulent résister au numérique. »

 

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