On peut vivre avec ça. Ça, c’est la mort d’un enfant.
Michel Rostain a perdu son fils, il écrit ce livre en lui prêtant sa voix.
Je vous lis le début.
Papa fait des découvertes. Par exemple ne pas passer une journée sans pleurer pendant cinq minutes, ou trois fois dix minutes, ou une heure entière. C’est nouveau. Les larmes s’arrêtent, repartent, elles s’arrêtent encore et puis ça revient, etc. Plein de variétés de sanglots, mais pas une journée sans. Ça structure différemment la vie. Il y a des larmes soudaines – un geste, un mot, une image, et elles jaillissent. Il y a des larmes sans cause apparente, stupidement là. Il y a des larmes au goût inconnu, sans hoquet, sans la grimace habituelle ni même les reniflements, juste des larmes qui coulent.
Le onzième jour après ma mort, papa est allé porter ma couette à la teinturerie. Monter la rue de Couédic, les bras chargés de ma literie, le nez dedans. Il se dit qu’il renifle mon odeur. En fait, ça pue, je ne les avais jamais fait laver ces draps ni cette couette. Des jours et des mois que je dormais dedans. Ça ne le choque plus. Au contraire : subsiste encore quelque chose de moi dans les replis blancs qu’il porte à la teinturerie comme on porterait le saint sacrement. Papa pleure dans le coton. Il évite les regards, il fait des détours bien au-delà du nécessaire, il prend à droite, rue Obscure, il redescend, puis non il remonte, rue Le Bihan, rue Émile Zola, les Halles, quatre cent mètres au lieu des cent mètres nécessaires, il profite. Il sniffe encore un coup la couette et il pousse enfin la porte du magasin…
Quand viendra le moment où papa et maman ne rechercheront plus partout pieusement la moindre trace de moi ? Jusqu’à quand plongeront-ils presque avec acharnement dans ce qui les fait pleurer ?
Ce père pour ne pas avoir de regrets et de remords cherche désespérément, partout, des preuves prouvant que son fils n’avait pas abandonné l’envie de vivre.
Découverte des textos échangés avec mon amie, ma Nanie.
Découverte que j’avais pris rendez-vous au service universitaire de médecine préventive le 29 octobre , l’ennui c’est que je suis mort le 25 octobre.
Il est dans le chaos de sa vraie première semaine de deuil, quand les cérémonies ont eu lieu et que les copains sont partis. Solitude, c’est là que commence réellement la mort. Papa a passé la journée à trier mes affaires, à pleurer… au cas où j’aurais laissé traîner une note, un dessin, une chose perso qui lui ferait message. Il ne trouve rien, pas de signe….
Voici qu’il aperçoit soudain au bas de la convocation qui le turlupinait, une indication marquée au crayon, à la main, en tout petit. Une information à peine visible, et pourtant essentielle : je n’avais pas rendez-vous avec n’importe quel docteur qui serait disponible ce jour-là pour n’importe quel contrôle préventif annuel d’un étudiant, j’avais un rendez-vous très précis « avec la psy, Madame Le Gouellec ».
Ça change tout.
Une vielle angoisse envahit papa. Elle l’avait effleuré dès l’instant de ma mort. Il avait cru l’éloigner. La revoici cette angoisse, fulgurante. Tout remonte. Explose à nouveau la certitude intime que papa porte depuis longtemps en lui comme un délire : la toute puissance de l’inconscient. La folie du désir et de l’âme. Je vis parce que je le veux. Et donc je meurs parce que je… Le délire n’ose même pas finir la phrase.
Papa s’est déjà demandé mille fois si j’étais vraiment mort foudroyé par la faute à pas de chance, un méchant microbe qui passerait et voilà tu es mort. N’aurais-je pas plutôt baissé la garde un instant ?
Une minute, j’aurais moins désiré de vivre et vlan !…
Alors, il s’est demandé si moi aussi, ces jours-là, inconsciemment, plus ou moins volontairement, je n’aurais pas laissé la porte ouverte à mes propres forces de destruction…
Qu’avais-je dans la tête il y a trois semaines pour demander cet entretien et risquer la mort ?
Depuis quelques jours, papa allait justement mieux, allégé de ses doutes, il avait pleuré de joie en constatant sur le cadran de ma voiture que quelques heures avant ma mort, j’avais fait le plein d’essence. Plein de carburant égale plein de projets, non ?
Pareil, la preuve de mon désir de vivre, il la voyait dans cet abonnement au journal Le Monde que je venais tout juste de souscrire. Je voulais lire Le Monde, la vie, le quotidien, j’avais donc des projets de vie, n’est-ce pas ? Je venais aussi de m’abonner à l’opéra de Rennes, tarif étudiant. La grande faucheuse m’était tombée dessus, c’est tout, ni papa ni moi ni personne n’y pouvait rien…
Et maintenant patatras, voilà tout par terre après sa lecture enfin complète du pense-bête de la médecine préventive universitaire.
Il décide de téléphoner à la psy qui ne veut rien lui dire mais qui sur son insistance lui dit qu’il s’agissait d’un premier RV.
Soulagement de papa. Je n’étais pas encore tombé entre de mauvaises mains de mauvais psy. Je ne suivais pas une analyse à son insu depuis des mois. Voici au moins une chose d’épargnée à sa culpabilité.
Les doutes envahissent papa… La mort est une machine à regrets…
Pourquoi j’avais laissé le microbe me tuer ? Après tout ce microbe – Meningitis fulgurans, c’est son nom – il vit normalement chez plein de porteurs sains. Pourquoi soudain, là, en moi, ces jours-là, il a trouvé un terrain favorable ?Qu’est-ce qui lui a permis de proliférer tout d’un coup furieusement et de dévaster ma vie ? Ce ne peut pas être le pur hasard. Ne serait-ce pas plutôt ma vie qui se serait abandonnée au monstre et au renoncement et à la mort ? Pour lui mort égale ce que nous ne contrôlons plus.
Regrets des derniers moments non partagés avec Lion, moments passés à aller dormir ou moments à s’occuper de façon obsessionnelle à des activités mineures alors que son fils serait mort dans les heures qui suivent.
En novembre, quelques semaines après mon enterrement, l’amie Bérangère, ma complice rennaise, rend visite à papa et maman Encore, encore. Papa accueille avec avidité touts les souvenirs, tous les détails de ma vie, toutes ces choses qui semblent tisser des liens avec mon passé. Encore, encore, racontez encore, papa fait comme si je durais jusqu’à l’heure présente du simple fait qu’on lui dit et redit comment je vivais avant…
Bérangère raconte la journée d’août où eu lieu l’enterrement de sa propre grand-mère. J’étais venu avec elle. Ce fut sinistre..
– Nous nous sommes dit de soir-là que nous ne voulions pas que ça se passe de cette façon pour nous, ces simagrées, cette déco, ces paroles qui se lamentent…
– Bérangère prend les deux mains de maman dans les siennes :
– – Pour l’enterrement de Lion, tu as été géniale, Martine ! tu zd demandé des fleurs blanches… C’est exactement ce qu’avait dit Lion ce soir-là : « Rien que des fleurs blanches ! » Comment as-tu deviné ?…
Les parents sont un peu inquiets, il y a l’angoisse pas loin. Lion pensait à sa mort prochaine ?
Pourquoi avez-vous décidé incinération ? C’est ce qu’il voulait….
Arrivé à ce stade du récit déjà périlleux. Bérangère racont mon dernier vœu.
– Lion a aussi dit que sa mort devrait se terminer par une dispersion de ses cendres en Islande…
Bérangère, c’est génial, nus en avons ? Nous avons des cendres de Lion ici, à la maison. Nous n’avons pas tout enterré. Nous pourrons les disperser ces cendres !
Six mois plus tard avant de quitter la maison de Douardenez pour faire Paris – Brest -Reykjavik, les parents préparent mes cendres…
Une fois arrivés, ils hésitent entre la route du bord de mer et la route de l’intérieur de la vallée.
On leur conseille d’aller plutôt vers l’intérieur des terres, il y a là-bas une des plus belles choses que vous puissiez voir leur dit-on…
Puis changement de programme, une marche s’improvise sur la montagne de l’Eyjafjalolajökull (ai-ia-fja-tla-jökoul). Montée difficile, l’Islande comme on peut la rêver, lumière aux angles inconnus des latitudes méridionales. La nature, rien que la nature. Gravité et légèreté…
La pente grimpe très fort. C’est plus que magnifique, c’est prenant…
Ils dispersent mes cendres dans la cendre de ce volcan éteint depuis deux siècles, c’est mon second cimetière…
Vous accomplissez le rituel, cendres blanches déversées sur la cendre noire du volcan. Larmes. Assis côte à côte, mains dans les mains, vous pleurez.
Chaque année de 2004 à 2009, maman et papa sont retournés en Islande, chaque fois ils ont beaucoup pleuré…
Ils peuvent vivre avec ça…
Papa et maman croyait que ce lieu était un secret à eux seuls réservé. Et puis cette explosion violente, mes cendres mêlées aux cendres du volcan…
Ils me voient à la une des journaux. Ils exultent. Ils m’appellent à grands cris fous. Ils m’encouragent à paralyser le trafic aérien. Total délire…
L’histoire qu’ils racontent aux amis est de plus en plus incroyable, heureuse, émerveillée et humoristique. Un fils insolent à ce point-là, c’est du gâteau pour raconter des histoires.
Papa et maman inspirent à plein poumons les minuscules bribes de cendres qui descendent du Grand Nord jusqu’au sud de l’Europe, comme si elles leur venaient tout exprès chargées de moi…
La mort fait partie de la vie, on peut vivre avec ça.