Jean-Christophe Rufin est membre de l’Académie française depuis 2008, où il a succédé à Henri Troyat. Il vient d’écrire un roman et l’appelle étonnamment pour un académicien : « Check-point ». le mot n’est pas dans le dictionnaire. Pourtant Rufin a une écriture classique, puissante et claire, il est difficile de le ranger parmi les propagateurs de la novlangue… Lorsqu’il choisit d’employer l’anglais check-point, il le fait à dessein. Jean-Christophe Ruffin a répondu par avance à ses détracteurs dans une courte postface: «Certains pourront s’étonner que j’aie choisi d’utiliser comme titre de ce livre le terme anglais «check-point». Il est vrai qu’à la différence de “check-list” ou de “check-up”, le terme “check-point” ne figure pas (encore) dans les dictionnaires français. Il me semble pourtant que ce mot n’a pas vraiment d’équivalent et qu’il s’impose désormais de façon universelle. »
D’emblée en lisant ce livre, on est tenu à aller plus loin, non pas parce que l’on est passionné par les personnages ou par l’histoire ou par la description des paysages mais par le climat dense et énigmatique de l’intrigue.
Un convoi humanitaire à bord de deux 15t, est parti depuis 10 jours de Lyon. Quatre hommes et une femme sont au volant des camions : Lionel, le chef de mission de l’ONG lyonnaise « La Tête d’Or » ; Maud, l’héroïne, jeune idéaliste qui cache sa beauté sous des vêtements informes et de grosses lunettes ; Marc et Alex, deux anciens militaires, anciens casques bleus qui reviennent sur les lieux de leur engagement et l’étrange Vauthier mécanicien que ses camarades soupçonnent d’être un barbouze à la solde des services secrets.
On est en 1995, après avoir traversés de multiples frontières, limites officielles entre États, ils arrivent en Bosnie qui est dévastée par la guerre. L’ancienne Yougoslavie a éclaté au début des années 1990, les frontières n’existent plus nulle part dans l’ancien royaume pulvérisé par la haine. Seuls subsistent des barrages sauvages, des séparations imprévisibles et mouvantes entre zones ethniques, obéissant à l’autorité de petits chefs locaux. On ne les appelait pas en français « point de contrôle » ce qui aurait rendu la chose presque normale. Le mot apatride « check-point » utilisé par tout le monde sur le terrain, rendait mieux compte de l’aspect improvisé, désordonné, imprévisible et dangereux de ces barrages.
Ce terme «check-point» est l’emblème du chaos et du morcellement d’un pays soumis à une guerre civile, il signifie que la frontière est partout, que tout le monde devient en quelque sorte le gardien de son propre territoire. Sur tous les continents depuis vingt-cinq ans, au Moyen-Orient, en Afghanistan, en Afrique et dans les Balkans, les «points de contrôle» improvisés au carrefour de pays en guerre sont des nœuds névralgiques où se cristallisent tous les désordres du monde contemporain.
D’un point de vue plus métaphorique, c’est aussi un point de passage vers autre chose.
À chaque check-point, le convoi vit l’angoisse.
L’objectif de la mission validé par les Nations Unies : amener des vivres, des vêtements et des médicaments à des victimes musulmanes réfugiées au centre de la Bosnie, dans une ancienne mine de charbon cernée de miliciens croates.
L’auteur nous fait bien sentir qu’il connaît ce pays. Ils roulaient dans une campagne morne où trainaient encore des brumes. Il y avait peu de village dans cette partie de la Krajina. De temps en temps, ils apercevaient une maison détruite, les murs éventrés par des obus, les poutres calcinées. Ils croisèrent une charrette de foin tirée par un tracteur sans âge, qui roulait au pas. Cela n’est pas étonnant Rufin, surdoué multicartes — Prix Goncourt 2001 pour « Rouge Brésil », ex-ambassadeur de France au Sénégal, désormais on l’a dit membre de l’Académie française — a aussi été président d’Action contre la faim. Ces guerres, il les a vues. Ces check-points, d’enclave en enclave ennemies, il les a franchis. D’où ce supplément de force dans ce roman.
Dans les deux camions qui forment le convoi, la tension est perceptible, l’atmosphère est détestable, le machisme de rigueur.
Au sein de la mission, deux conceptions vont s’affronter. Les membres de l’association caritative Lionel et Maud qui prônent un humanitaire pacifique. Les militaires, Alex et Marc ; ex-casques bleus, qui révèlent avoir garder l’espoir de pouvoir sauver ce qui peut encore l’être par l’action, le combat.
Les secrets se dévoilent. Sous les bâches des camions, les chargements ne sont pas ceux que l’on imagine. Les militaires veulent armer les réfugiés.
L’expédition humanitaire tourne à l’équipée sauvage.
Contre toute attente, Maud se rapproche des militaires. Le groupe se scinde de manière dangereuse. Une idylle passionnée se noue entre elle et Marc.
Le check-point n’est pas qu’une frontière physique, c’est aussi une sorte de frontière mentale. Maud et Marc vont à un moment franchir une ligne et passer de l’humanitaire pacifique à un engagement beaucoup plus lourd…
Vaugier va lui aussi franchir une limite et préférer exercer sa propre loi que suivre les directives de ses employeurs.
Après avoir vu les scènes de massacre de femmes et d’enfants organisées par Arkan et sa bande qui n’appartiennent pas à l’armée régulière mais qui sont impunis, Maud est renforcée dans l’idée qu’elle doit, elle aussi, faire à sa manière la guerre, que l’action humanitaire pacifiste n’est plus adaptée, n’est plus suffisante.
On le voit Ruffin pose la question du rôle actuel de l’humanitaire. Pendant un demi-siècle, depuis la Seconde Guerre mondiale, nous nous sommes rêvés bienveillants, généreux, charitables. humanitaires en somme. Les conflits étaient ailleurs, lointains et les citoyens qui, ici, voulaient s’engager, le faisaient avec les idéaux d’Henri Dunant : humanité, impartialité, neutralité. Et l’ONU agissait selon les mêmes principes, ce qui la rendait souvent impuissante.
Ces dernières années, cet humanitaire pacifique a cédé plusieurs fois la place à un engagement militaire. Pour secourir les populations libyennes, syriennes, ukrainiennes, la communauté internationale s’est finalement résolue à les armer. On a commencé à parachuter des vivres puis, bientôt, ce sont des armes que l’on a larguées.
De quoi les victimes ont-elles besoin ? De nourriture ou d’armes ? De survivre ou de vaincre ?
Aujourd’hui, il y a eu le 11 septembre, le 7 janvier, le 14 juillet, on est aussi concernés par ces conflits. On est moins dans une réponse de bienveillance que d’engagement armé, c’est clair. D’autant que les humanitaires sont pris pour cible… Ils sont pris en otage, égorgés, détestés pour ce qu’ils représentent : l’idée de l’égalité, de l’éducation des filles…
La guerre en Bosnie est un décor propice pour mettre en scène tous ces débats très actuels.
Ruffin pense que l’humanitaire classique est en crise, ses beaux jours sont derrière lui.