Les couleurs du silence (Stan Dell)

Tout sourire derrière son pupitre, le président déroule son discours. Comme à son habitude, il livre une prestation remarquable. Sa façon de présenter la situation de l’entreprise relève une fois de plus du spectacle. Dans la salle du conseil, tous les actionnaires écoutent passionnément celui qu’ils considèrent comme le plus grand orateur qui soit. Grâce à lui, tout leur parait d’une clarté inouïe, même les courbes les plus improbables ou les pourcentages les plus obscures. Et parfois, au détour d’une phrase, quel plaisir pour eux de le voir libérer sa verve dans une envolée lyrique dont il a le secret !

Mais la captivante prestation de leur cher président n’entame en rien l’impatience des actionnaires. Pire que cela, elle ne fait même que l’exacerber en retardant l’annonce tant attendue du chiffre. Le chiffre, le seul qui compte en ce moment singulier, le prix qu’un concurrent se propose de payer pour faire main basse sur leur société. Les rumeurs se sont affolées tout au long de la semaine précédant cette Assemblée générale plus extraordinaire que jamais. Dans quelques minutes, ils connaitront le poids de leurs plus-values, des montants longs comme le bras, ils n’en doutent pas une seconde.

Le président entame sa phrase de conclusion. C’est toujours ainsi qu’il termine ses discours, par une phrase de conclusion, une seule et très courte. La nouvelle va enfin tomber, tous retiennent leur souffle. C’est maintenant.

« J’ai une nouvelle capitale à vous annoncer », proclame le président d’une voix claire et forte qui a elle seule indique aux actionnaires que leurs comptes en banque sont sur le point de vivre un moment historique digne d’un big-bang comptable. Mais soudain, plus rien. Plus un mot, plus de nouvelle capitale. Le blanc. Un flash argenté dont il sait la fatale réalité vient de foudroyer le président au plus profond de ses chairs. Mortifié derrière son pupitre, le regard perdu dans les limbes de l’infini, il vient de se mettre entre parenthèses du monde des vivants.

D’abord persuadés qu’ils assistent à une mise en scène dont il est coutumier, les visages des actionnaires sont encore radieux. Mais au fil des secondes, les doutes commencent à fissurer leur enthousiasme. Peu à peu, les sourires s’éteignent, les yeux s’arrondissent, les têtes s’agitent. Les actionnaires s’interrogent mutuellement du regard. Dévorés par leur impatience, ils en arrivent même à détester leur président. Et pour cause, l’inquiétude monte de plus en plus en eux. L’idée du pire se fraye un chemin dans le paysage déclinant de leurs espoirs. Et si la société n’était plus vendue ? Impossible. Et si les chiffres que l’on avait annoncés n’étaient que pures fantaisies ? Ils ne peuvent s’y résoudre. Ils ont tant spéculé sur leurs gains à venir qu’une telle déception porterait un coup fatal à leurs rêves. Ils n’ont pas attendu toutes ces années, pour en arriver là. Ils sont venus gouter à la plénitude et c’est maintenant le vide qui s’abat sur eux.

Le président est submergé par une vague blanche dont il ne perçoit que trois couleurs éclairantes. Le rouge de l’amour de toute une vie passée, le bleu de l’effroyable vérité du présent, le vert d’une renaissance future qu’une nouvelle puissance spirituelle l’invite à entamer dès à présent. Alors il ferme les yeux et prend une profonde respiration, laissant des énergies nouvelles gagner peu à peu son corps. Puis il rouvre les yeux et du regard balaye de nouveau l’assemblée. Rassemblant tout ce qu’il lui reste de forces, il esquisse un sourire. Il va enfin couper le long ruban blanc du silence.

Dans la salle, les chuchotements se sont tus. « J’ai une nouvelle capitale à vous annoncer », reprend le président. Sans une seule hésitation, il leur lâche le fruit de leur diabolique convoitise, comme s’il jetait un morceau de viande à des bêtes furieusement affamées. Le prix proposé par le concurrent se situe bien au-delà des estimations les plus irréalistes. Oubliées l’angoisse du grand blanc laissé par leur président, pour les actionnaires seul compte ce chiffre mirifique qu’il vient de prononcer. Ils se lèvent comme un seul homme et applaudissent celui qui vient de faire leur bonheur. Ils aiment leur président !

Tiraillé par une douleur viscérale, lui n’a qu’une envie, fermer les yeux pour s’épargner le spectacle de leurs joies. Mais il n’en fait rien, renaissance oblige. Un seul chiffre a fait d’eux des esprits fortunés. Un violent ressenti a fait de lui l’homme le plus pauvre de la terre, lui annonçant une nouvelle autrement plus capitale. À des milliers de kilomètres de là, son frère jumeau vient de partir.

Rendez-vous (François Minod)

Je n’ai pas pu me rendre au rendez-vous car j’étais pris par un autre rendez-vous ailleurs, oui, ailleurs, dans l’au delà de vous ici-bas. Vous ne me croirez peut-être pas et pourtant, c’est la vérité, j’étais pris ailleurs, dans votre ailleurs, bien au delà de vous. J’ai bien essayé de vous faire signe mais vous ne m’avez pas vu, ni entendu car vous n’étiez pas dans votre ailleurs, vous étiez dans votre ici, sans doute occupée à attendre que je vienne au rendez-vous d’ici. Se pourrait-il que nous ne puissions nous rencontrer étant donné que vous n’avez pas accès à votre ailleurs, alors que moi, je ne suis plus d’ici et ce depuis des lustres. Et pourtant, chacun attend l’autre comme si c’était possible de se rencontrer ici et ailleurs. Je vais donc sortir de votre ailleurs que vous ne connaissez pas et m’en retourner vers mon ailleurs à moi. Et tant pis pour notre rendez-vous qui, je le crains ne pourra jamais avoir lieu ni ici où vous demeurez, ni ailleurs où je rêve de vous rencontrer. C’est peut-être mieux ainsi, ça nous permet de construire la fiction du grand Rendez-vous que chacun d’entre nous, qu’il soit d’ici ou d’ailleurs, rêve de vivre au grand jour pour certains ou dans l’ombre de la nuit pour les autres.

L’éphémère  (Catherine JARRETT)  

L’éphémère

sonne pour moi comme l’Écartelé

En moins abrupt

une comptine plus douce

en laquelle croire

le temps de la conter

Je compte      c  o  m  p  t  e  

je conte     c  o  n  t  e  

tu comptes   c  o  m  p  t  e s    il conte   c  o  n  t  e    nous comptons vous comptez

jusqu’à 10  jusqu’à 15  jusqu’à 100  120 peut-être

Tout s’arrête 

Le temps

s’est écoulé

Le sang s’est figé

Le sens aussi

Y en eut-il jamais ?

Autre que celui de la présence observante

bienveillante vibrante

presque tous les participes présents pourraient ici convenir

c’est-à-dire venir avec   

se rassembler  participer _encore_

dans l’euphorie de l’être 

du croire

toujours

enfin toujours…

Quelques heures quelques jours  quelques années

rien

Toi la terre 4,6 ou 7 milliards d’années ?

Moi humaine écartelée 

vivante presque morte

presque absente déjà

Et pourtant

Tout est dans le pourtant

J’écrirai  « éphémère et pourtant »

Écartelée  de chair et sang

les os brisés

et pourtant

Alors joueuse menteuse et scintillant de ce flux invisible qui court 

juste là 

sous une mince couche de derme

sous le tapis clair de cellules muettes 

comédiennes persévérantes

Et comédienne 

comme elles comme toi comme lui

j’effleure l’infini

délire

scrute dévore 

avec l’ardeur de l’amoureux 

le bal du vivant qui ne cesse à le contempler

Et je m’enivre

oublie l’extrême 

cours dans le ciel d’étoiles

plante peins construis

                                          l’Éphémère 

statue labile du miracle

me tient désormais lieu de père et de mère

Et mon enfant sera le mot

sa quête 

la lumière miroitante qui perdra Libellule

le flot de moires froissées 

ce tapage des sens

le leurre  

la grande perdition 

jouissance ou Passage 

saut de la mort 

mangée

par inadvertance 

Là-bas les manchons éclatants

des fleurs de cerisiers 

jusqu’aux brisures de l’aube

Le gel est annoncé

Leur brûlure et/est leur mort

Un souffle 

traverse

Le soleil arde blanc 

Absolu

(A)temporalités (Dominique Zinenberg)

Dans le ciel éternel

Les nuages évoluent

Les reflets divaguent

Et dans la chair restent

Les buées éphémères.

Toi éphémère

Envolée

Je veux t’épingler

Pour l’éternité

Dans la poudre du rêve.

Dans ma chair éphémère

Se trouve un coin d’éternité :

Le rouge de tes lèvres

Un mot silencieux

Qui palpite.

Tu es la mer,

Sa force éternelle

Tu es tous les reflets du jour

La luciole des nuits

L’éphémère trace du souffle.

Depuis ce baiser

éphémère

Qui renaît dans mes rêves fous

je conçois

La forme de l’éternité.

Dans l’éternel élan

printanier

Une cabane éphémère

en ajoncs, en osier

Pépie pour l’horizon.

Il est des souffles sans pareil

Cinglant comme l’éternité

D’autres passent

Éphémères et doux

Un cil à ôter de ta joue.

Je jongle avec l’éternité

Sur un fil de funambule

Et dans l’éphémère clarté

S’accrochent les balles des jours

Jusqu’à la dernière envolée.

On frappe à la porte

C’est l’éternité

Qui réclame l’obole

En éphémère

Ombre portée.

  • Tu es mortel et éphémère

Je te donne l’éternité

Et mes charmes à volonté.

  • Je veux Ithaque et Pénélope

Un sort de suaire et de sang.

Dans la nuit de l’été

Les étoiles éphémères

Nous tirent sans faiblir

Vers une éternité

Noire comme le jais.

Grâce éternelle

Soit rendue

à la vie

éphémère

et folle.

C’est un sable si fin

Qui passe et se faufile

Entre tes doigts fragiles

Jouant à pile ou face

L’éternel éphémère.

Eaux vives ou dormantes

aux reflets bleus et mauves

vous passez éphémères

par le chas fixe

de l’éternité.

Quand tu songes à l’oubli

Tu traverses l’éphémère pli

Qui se fissure en toi

Tu restes alors

Dans ton éternité forcenée.

Il file entre les doigts

Le temps

Il se joue de toi

En tissant ensemble

L’éphémère et l’éternité.

Si éternellement

Tu te fais silhouette

Lointaine

Et te perds dans l’éphémère

Comment pourrais-je te louer ?

Les roseaux éphémères

ont jalousé le chêne

réputé éternel

Mais la tempête vint

et tout devint clair.

J’aime l’eau, la forêt

Les senteurs éphémères

Et l’éternelle rumeur

du monde

Qui frappe l’âme.

Eph’hémère (Antonia Soulez)

Le son d’un mauvais rêve

A l’instant échappée d’une battue,

Je m’écris à l’encre d’un mauvais rêve,

va-t-en lui crié-je, c’était à la cambrure, le son

diurne d’un rapt, avant le jour.

J’hurle à la vision d’un battant, souffle de viol,  on en veut

à mon homme

à sa voilure.  Je lui crie viens auprès de moi, reste là,

tout contre

Je crains le rapt d’avant  l’arrivée du jour,

  Apostrophé, Hémère  se retourne affublé d’une menace, 

 me  lance  At’Terré qu’un jour en plus d’une fuite au loin, 

rien ne menace, sauf un signal  ne servant qu’au son

qui passe.

Seul, retentit dans  l’intervalle le derme vibrant

à l’ouïe fine d’un paysage intérieur. Je demeure là  sans secours, sabordée à l’instant d’un coup sonné

à l’abrupt. Captive entre deux  je résiste, indemne

Battue  à nouveau tandis qu’à ces paroles,  je suis souffle bloqué dans l’attente d’un second glas, je me sens rescapée d’un accès, quand s’annonce  tonitruand l’éclat d’un appel carillonné,  le même  qui me perce cinglant en rêve

depuis l’enfance

 Laisse-moi, je passe, dit l’Heure pour m’apaiser. Parole d’Hémère,  face à lui au dos de qui ….

Je tremble encore.

Pourquoi pas une fois encore, comme à l’épel du shofar

 afin de se souvenir ?

 Il faut un son de plus pour entendre le précédent, un jour, puis deux…profondément sombre, de mémoire en mémoire.

Au cri d’un dessin arraché à l’effluve d’une durée retaillée, 

Je me vois à l’envers me retourner,  comme si ma voix sortait de la balle comprimée de mon propre souffle, voir et disparaitre ?

J’improvise abécédaire l’incendie  au verso d’un temps rompu à l’antre d’Er, arrêté en plein tunnel, là où s’assombrit le pli j’écris, entre forces contraires, cette fraction d’un rien qui tracte entre les lèvres ce qui me pousse derrière et ce qui m’arrête devant, lui, Er en personne.

 Il me regarde, à cette heure sonnée de furie, déjà mort.

Ennemi de face,  intime au for intérieur, du nom de guerre aujourd’hui, dédoublé sans esprit, abcès de stase. Je crie

Afin de sortir de ma nuit au signal voulu d’un battement,

A la noire, c’est la mère là-bas, son bord, Hémère que j’appelle

Ou la langue, à l’instant  rescapée elle aussi,  d’une battue qui claque  à l’étouffée de son timbre  et revire drapée d’un linceul  au tournant d’un pli.

Elle cesse ici de s’écouler du flux du Styx, trans-paraissante,  mais s’évase là, à la goutte d’une larme, à plat d’un vide,

au lieu sans liaison où l’éphéméride fige un jour d’absence d’une mauvaise série noire

elle paresse, à contre-jour, malencontreuse,

Car au message, parti d’une émotion tarie

manque l’antenne, sous le dais qui couvre mon corps-âme cette nuit,

tant que l’Aleph du jour n’a pas commencé,  suspendu

au premier signe, reste en toi la braise

d’une  lettre d’amour,

celle-ci non parvenue  se passe bien d’un retour d’éternité,

à l’ éternel instant d’une disparition, en instance d’une ténuité revécue,  survécue dans l’urgence

 Il reste que le son d’une fois, à l’air de ritournelle, ne peut, tenu en apnée, durer pérenne, et l’Autre s’emparer  de mon sommeil,  au coup suivant d’une corne de bélier, entre poussée et mur d’obstacle,  et m’essouffler à en hurler

à-même la tige d’un pendule au retour du doigt d’Aleph, profilé au clic

sans déclic d’une muse interdite, le choc

et sa morsure à vide, hors temps.

Eph’Hémère dès lors n’est plus  à la cadence de l’heure mais reviendrait ce temps d’arrêt, cyclé, dont l’image mobile tracerait le signe à la hache

d’un coup du sort, tandis que, au journal d’une déesse

au geste fini  viendrait à manquer la dimension  nécessaire d’un métronome, pour scander

une fois prochaine,  l’heure dite d’une annonciation.

L’Eph’hémère tout le jour file d’un air absenté en plein milieu, fleurit s’éteint entre-deux,  poussé d’arrière en obstacle devant, soit dit et redit, à la stance d’une  tenue intervallaire, peut-être, d’une fuite de lumière par où

le temps s’est induré d’un éclair d’armes

au son timbré d’un combat avec moi-même.

Eph’ vous là-bas ! N’emportez pas mon rêve au loin de moi,  volé, il me revient de plein droit ! Dé- serrez le cri d’appel,

 du fond de gorge qui, essoufflé de menace entre poussée

et mur d’arrêt, gronde sans voix, à l’étouffée du vent contraire ! Laissez-moi battre jusqu’au ton suivant  d’une  joyeuse survivance !

Fin de série, la noire,

C’étaient  juste les cloches, le son des cloches, l’une d’elles arrêtée net aux persiennes de mon village un jour éclatant d’été.

Petite, étouffée, dé-voisée, ma voix invaginée de petite fille appelait en vain ce souffle à redevenir mien à respirer, deux-en-un pour commencer !

Instant sonné à l’apnée  d’une bande-son, j’écoutais

en protension, cette seconde rescapée, à l’horizon,  re-vivre,  oui,  la vie d’amour  jouée à même toi, mon torse d’amour à  peau douce d’homme mien dont  la respiration à l’entrouvert m’inspire ce rêve d’infime suffocation, appelle-moi

car j’aspire à sortir de de moi ! 

 – Eph’Hémère,  pour clos d’Iris, tu m’épelles une fois encore

sans métronome, tu montes et redescends irisant

 les persiennes  maintenant refermées de mes yeux, enfin paix sur  mer,

je te suis me sentir. 

Antonia Soulez,

23 avril 2022

( bribes de sources : le mythe d’Er de Platon, « Er »  de Kafka « combat avec moi-même », Deux-en-un cf. H. Arendt, in La vie de l’esprit)

Èphémères  (François Minod)

   Rapide comme l’éclair, tu m’as irradié, j’en porte encore la marque. Indélébile. Ce ne fut qu’une brève apparition, une fracture à peine visible, un petit point de lumière, trois fois rien, et pourtant.

   Il y a eu l’avant, tranquille, immuable, le carillon du clocher, les vaches qui paissent dans les près, les chiens qui aboient dans les chemins terreux, et le reste qu’on ne dit pas mais qui est là depuis toujours, le bruit du vent dans les arbres centenaires, les oiseaux de nuit qui dessinent l’espace de nos songes, et le vieux qui n’en peut plus de sa goutte.

   Et il y a l’après, l’horizon qui s’ouvre aux vents mauvais, la trace que tu as laissée dans mon intimité, la lente déflagration  des jours et des nuits, la fin des certitudes, l’espace déchiré du dedans,  tout ça et le reste, enfoui dans les limbes  depuis ton  éphémère passage.

                                                                                  *

   Le temps de le dire et c’est parti, envolé, disparu. 

Ne reste que la trace, l’empreinte, le mot, qui nous rappellent que cela eu lieu un jour et que cela rets au -dedans de nous pour toujours

                                                                                 *

   Pas le temps de la voir, de la sentir, de l’entendre et déjà partie je ne sais où.  Ce n’est pourtant pas faute de l’avoir attendue, désirée, de lui avoir aménagé une place de choix.

Eh bien non, ça ne lui a pas suffi, elle ne s’est pas arrêtée, juste passé très vite, impossible de m’en saisir, ne serait-ce qu’un instant. C’est avec ça qu’il va falloir faire à présent, m^me pas un vrai souvenir, juste une impression, un souffle, une miette, juste un e miette pour l’éternité.

                                                                                 *

   Ce fut un moment de joie, de pur bonheur, un moment divin, cette caresse du vent sur l’herbe ondoyante, légère, flottante.

 Thème de  l’éphémère (Danielle Marty)

« Une mouche éphémère naît à neuf heures du matin dans les grands jours d’été, pour mourir à cinq heures du soir ; comment comprendrait-elle le mot nuit ? » Stendhal

J’ai touché l’éphèmère

surprise qu’il ose paraître

j’ai touché son aile transparente

qui jamais ne se replie

j’ai touché la tache

à son extrémité

trace de centaines de millions d’années

passées depuis sa naissance et j’ai senti

une éternité vibrer dans mon corps

une vague de vent agitait les pierres

et j’entendais leurs prières

quand j’ai touché l’éphèmère

j’ai de nouveau perdu le souffle

j’avais oublié

qu’il était là

depuis l’enfance

dans la fente

de la blessure 

j’ai touché                  l’éphémère

la distance

qui me tient

hors de moi

quand je veux le soustraire

j’ai touché l’éphémère

à la limite du visible

qui s’efface à son passage

et je suis passée

de l’autre côté de la rive

couchée sur le flanc gauche

haletante

rayée de frissons

raturée d’anathèmes

en un seul instant

en un seul inspir

le présent a

éclaté

au creux de mes mains

comme du verre

sans une goutte de sang

seule

la douleur

cuisante

plombée de raide

chargée de honte

j’ai touché l’éphémère

qui se répète sans trêve

qui se reproduit en une nuit par millions

dans la chambre obscure de la mémoire

sa parole est trop brève

pour que je puisse saisir

ce qu’elle veut me dire

d’ailleurs ai-je réellement touché

l’éphémère

qui nous retient 

l’un près de l’autre

il n’y a que le mot

à l’instant

où je l’écris

où je le prononce

pour donner corps

à la faille

insoutenable

qui arrache

la pierre de sa roche

la mouette de son cri

la main de sa peau

– Il n’y a que la distance

que tu touches

la distance imprimée sur ton épiderme

la trouée enclose dans tes entrailles

la peur débordant de ton regard               va

va        va      plus loin         encore plus loin                   loin

de la mare stagnante d’années de larve

va dans  le courant des lendemains

accepte

cette ombre qui se glisse

éphémère

dans le flou de chaque attente

ce tremblement vital

qui secoue et extirpe l’insecte

de sa gangue

et lui fait battre des ailes

avant de se jeter dans le vide

pour apprendre à voler

même si son vol est bref

c’est en retranchant quelque chose au monde

qu’un corps peut apparaître

les oiseaux le savent

eux qui suivent les nuages qui se défont

à force de voyages

l’enfant aussi le sait

lui qui devant le vieil homme en pleurs

s’assoit sur ses genoux

sans rien dire

juste pour l’aider à pleurer

Ephémère, un conte (Nicole Goujon)

« Petit, il faut que je te dise… un jour, alors que je relisais une de mes histoires, je senti monter une violente colère, une rage incontrôlable contre l’évidente médiocrité de mon travail, contre mon impuissance à faire rêver mon lecteur… Mon texte était lourd, laborieux, tout y était affirmé, ampoulé, démontré…, et ça s’éternisait, ça se répétait… Dieu, quel pontifiant quel vaniteux quel suffisant je faisais ! D’un geste, j’arrachai les pages et les piétinai comme un fou ». Me menaçant de son index, il insista « Petit, écoute bien, il faut alléger sa plume, écrire subtil, ténu, l’intervalle d’un frisson, un éclair, un battement, une ride, une transparence… Tu vois petit, l’idéal serait d’accrocher les mots à des ballons pour qu’ils montent très haut et qu’ils disparaissent dans l’atmosphère… Oui, je rêve de mots-oiseaux, vifs et vaporeux, d’une écriture délestée des idées et qui s’envolerait au ciel et qui ferait chanter les anges et qui…». « Stop conteur, ne vas-tu pas trop loin ? Pardon mais, tu débites des sornettes et, de plus, tu me sembles assez prétentieux !… Ecrire ainsi est im-po-ssi-ble ! ». « Mais petit, ce serait si beau !… Tiens, faisons un essai toi et moi !… Cours frapper à la porte de mon ami Pierrot, emprunte-lui sa plume. Toque fort ! Parfois il dort ! ».

Et alors, prodige ou imagination – qui le dira -, j’ai vu le bras du conteur s’étirer, se distendre, s’allonger vers la lune. J’ai vu sa plume frôler et caresser un gros nuage. Un cumulus tout blanc qui offrait son ventre boursouflé, à la fois barrage et écritoire. Dans l’allégresse, la plume griffonna la surface moelleuse osant à peine l’égratigner, puis, prenant confiance, elle appuya plus fort de telle sorte que les lettres découpent la lumière : les premières lignes d’un poème éblouissant !… Elle développa tant d’énergie que, pschitt !, elle perça le nuage qui se mit aussitôt à pleurer à grosses gouttes. Des ruisseaux roulèrent, emportant les signes tracés par la plume magique. Pendant cette terrible chute, les mots furent secoués, désarticulés, concassés, lessivés… Et d’un coup, patatras !, tout est tombé sur le jardin ! Une  averse, un fracas mémorable !… Je vis la plume se planter dans le cœur d’un chou, et les fleurs sourire en se toilettant. Sur leurs pétales, je devinai des lettres décolorées, buvardées, des mots brisés, indécis, le tout dans un désordre tel que plus rien n’avait de sens… Mais c’était ma-gni-fi-que ! 

Je serais resté là, émerveillé, pendant des heures si je n’avais dû poursuivre ma mission auprès de mon ami. Je devais collecter les bouts de pétales, les éclats de mots, les fragments de lettres, et les lui porter afin qu’il les raccommode et les réajuste. Mais la terre respira fort et se fâcha méchamment !… Je senti une aspiration démesurée, puis le tourbillon d’un souffle et… tout fût balayé. Les fleurs arrachées, dispersées, emportées très haut dans le ciel. J’ai couru, couru, mais les mots et les lettres que je devais sauver m’ont échappé !

Le repos de la terre et la couleur du silence s’installèrent. Mes poings fermés retenaient encore quelques miroitements du nuage, à peine de quoi écrire un haïku. C’est alors qu’un rire éclatant et triomphant brisa ma déception, emballant mes regrets dans son enchantement. « Petit, regarde ! Là-haut ! Nous avons réussi !… C’est écrit sur le vent !… ».

Avril 2022.

Carnet d’oublis (Stan Dell)

Ce matin, une pensée m’est venue, comme ça d’un coup. Je n’ai même pas eu le temps de regarder d’où elle m’arrivait, que je l’avais déjà oubliée. D’habitude, quand une pensée me vient, je la note aussitôt dans mon carnet de pensées.

La mémoire des pensées, ça rapporte. Avant le carnet, j’avais tout essayé. Les nœuds à mon mouchoir, ça lui donnait un aspect laineux, les entailles à l’écorce des arbres, mes pensées devenaient des idées fixes, des mots en craie sur une ardoise, ça faisait dette mémorielle. Alors je me suis mis au carnet, comme d’autres au cornet, pour des notes emportées. Mais pas n’importe quel carnet. Surtout pas un bloc-notes, sa version désincarnée. Ni un carnet à spirales qui fait revenir les pensées en boucles, et quand elles sont noires, je sombre. C’est pourquoi j’écris à l’encre bleue dans mon carnet de pensées. Le bleu ça donne un effet mer qui dure. Bref, depuis ce matin, cette pensée se fait mère de toutes mes pensées et je dois en faire fi. Pour cela, rien de tel qu’un carnet d’oublis.

Il est important de conserver la mémoire de ses oublis. Oublier un oubli, c’est bien pire que penser à rien. Surtout que les oublis peuvent être éphémères eux-aussi. La pensée et son oubli sont deux versants d’un iceberg. Observer l’un, c’est comme se regarder dans la glace, on ne voit pas son autre. J’ai longtemps cru qu’à oublier mon oubli, je penserais à ma pensée. Depuis, le réchauffement climatique est arrivé et la glace a fondu.

Dans mon carnet d’oublis, j’écris à l’encre rouge pour les oublis encombrants, ou à l’encre verte pour ceux qui m’allègent. Un oubli n’est jamais neutre. Un jour, l’impensable s’est produit. J’ai inscrit par mégarde un oubli à l’encre bleue. Ça m’a complètement gribouillé. Quand mes esprits me sont revenus, j’ai écrit dans mon carnet de pensées de ne pas tenir compte de l’oubli écrit en bleu dans mon carnet d’oublis. Et ensuite, j’ai rouvert mon cahier d’oublis pour y inscrire en vert que j’avais oublié que le bleu y était prescrit. Puis de nouveau dans mon carnet de pensées, qu’il me faudrait écrire noir sur blanc dans mon carnet de regrets celui d’avoir si mal agi.

Oubliés le bleu, le rouge, le vert ou une autre couleur. Un carnet de regrets ce n’est pas un arc-en-page. C’est un cimetière d’illusions perdues, d’actes manqués et de souvenirs disparus. Mais la vie n’étant pas faite que de regrets, j’y inscris aussi blanc sur noir tout ce que je ne regrette pas. De blanc et de noir, mon carnet de regrets est un échiquier de papier. Je saurai qui l’aura emporté quand je l’ouvrirai pour la dernière fois.

La pensée de ce matin se rappelle à moi. Je m’empresse de la noter, de biffer son oubli et d’effacer son regret. Alors tout est à jour, comme le carnet de vaccins d’un animal carné après une nouvelle injection. Qu’ils soient de joies, de tristesses, de souvenirs, de projets, d’envies, de choses à faire, de choses à ne pas faire, de rencontres, de disparitions, d’amis, d’ennemis, de présences, d’absences, ils éternisent mes faits de vie. Même défaits, ils resteront, moisissures, poussières ou cendres. Rien n’est éphémère, tout se transforme.

Il est écrit dans mon carnet de rêves éveillés : « Un jour le temps n’existera plus et je serai l’éternel écrivains de carnets ». Mais peut-être devrais-je plutôt rendre pérenne la pensée de ce matin : « Il est bon parfois de penser à rien ».

Inédits sur le thème de l’éphémère, (Isabelle Courteau)

Toute chair est de l’herbe et toute grâce est comme la fleur des champs.

Is 40, 6

Au plus fort de l’été,

alors que la chaleur nous épuise

tout près, sous la verdure feutrée des arbres

à travers les branches,

dans l’oblique lumière jaune,

le vol d’un oiseau, comme feu follet;

confusion de souffles

une brise cajole l’épaule.

*

Un proche a disparu.

Cette absence fait souffrir

et ce n’est pas ce qui a été vécu

et dont nous savons qu’il ne reviendra plus,

mais les espoirs demeurés.

Tout est suspendu dans la confusion,

puis se remet à vivre,

à l’envers du monde,

nous fait sentir ses pointes,

bouleversés que nous sommes.

                                                                          *

Côté sud,

la fenêtre ouverte du petit chalet,

c’est le ruisseau qui chante.

On imagine la tresse

liquide, miroitant

sur des pierres rondes

de la grosseur d’une main;

Voici la joie, ni cachée

ni trop offerte.

                                                                         *

Quelques feuilles rouges

tombées au sol

puis un rameau tout à la cime d’un érable

 choc à l’annonce de la fin de l’été 

                                                                         *

Notre âme. Par quel chemin de paradis s’envolera-t-elle un jour,

dont sans savoir nous en avons déplacé les dernières pierress?