Jeff avait facilement raflé le titre de chef de bande, celle des audacieux, des indisciplinés et des imprudents, bref des « pas sages », ceux et celles qui n’étaient pas faits pour la voie royale, devant lesquels on ne déroulait pas le tapis rouge et n’ouvrait pas grand les portes. Car, oui, ils ne filaient pas droit, n’empruntaient pas les passages cloutés, étaient coutumiers du passage à l’acte et des passages secrets.

Dans le quartier, ils avaient pris possession d’une ruelle qui partait des arcades de la place et finissait dans l’ombre d’une voute mystérieuse. Hormis les vents furieux, personne n’osait s’aventurer dans la ruelle dite des « pas sages ». Tous, garçons et filles de la bande, artistes en herbe, tagueurs, graffeurs, y avaient réalisé là une œuvre à ciel ouvert. Sur les murs salpêtrés et lézardés qui suintaient l’urbaine pollution, s’étiraient des couleurs éclatantes et des griffures complexes. Assis sur les pavés, ils regardaient leur fresque ; ils en étaient fiers. De temps à autre, ils tournaient leurs regards vers la place…, mais pas question d’y retourner jouer, fini ! passé l’âge ! Leurs regards longeaient souvent les fers à béton qui hérissaient les murs et accrochaient un long rectangle de ciel : trop hauts pour y grimper et s’évader… Mais tout au bout, faisant suite aux murs colorés, la bouche d’ombre les fascinait et les attirait comme un puissant aimant. Jeff avait promis qu’un jour il les conduirait dans ce tunnel. Un jour… L’impatience et l’inquiétude grandissaient…

… car jamais ils n’avaient vu quelqu’un entrer ou sortir de ce passage. La bouche noire retenait-elle les audacieux ? Faisait-elle disparaître à tout jamais les risque-tout ? A quoi conduisait-elle? Qu’y avait-il de l’autre côté ?… Ils ne partageaient pas leurs questions, pas même avec Jeff qui, lui, savait peut-être ?

Un jour il dit « C’est à notre tour ! On est assez grand maintenant ! Mais si on s’engage on ne revient pas en arrière ! Le mieux est devant nous ! ». A entendre : passage irréversible !

Ceux qui sont partis avaient le cœur fiévreux, la peur au ventre et les poings dans les poches. Ils ont rasé les murs lépreux et délavés, pénétré dans le couloir obscur en criant pour tester l’écho qui, heureusement était au rendez-vous ; ce fut rassurant. Mais très vite un profond malaise les gagna. A quoi mène cet interminable tunnel de ténèbres ? Peut-il précipiter dans une autre dimension comme dans les romans de Murakami ?… Aucun point ne brillait au bout, et d’ailleurs, on ne voyait pas le bout… Peu à peu ils se séparèrent et disparurent…

… disparurent mais continuèrent d’avancer vers leur destin. Tous les passages conduisent à d’autres mondes, mondes inconnus, percées secrètes, parcours imaginaires, voies des songes, des au-delà qu’on ne nomme pas, que l’on appréhende autant que l’on désire.

On perdit donc la trace des « pas sages » fugueurs. Et le passage déserté perdit ses couleurs. Un jour, on crut reconnaître l’un d’eux qui errait sur la place, et Jeff, barbu, qui auscultait les murs déteints, et une jeune-fille dont la poitrine bombait le torse, et une autre qui tirait un enfant par la main alors qu’il cherchait à se cacher dans le tunnel.

Le temps avait passé…

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