Trois amies, Hélène, Louise, Gabrielle, courent de divers quartiers parisiens pour se rejoindre dans un restaurant afin que chacune puisse récupérer son éventail. Voilà deux semaines, mi-juillet, que ces accessoires nécessaires à leur bien-être, véritables objets d’art ajoutés à leurs élégances et gestuelles, furent mélangés par mégarde sur la crédence marbrée des Lavabos d’un théâtre. Insuffisance de lumière ou distraction imputable à leurs interversions d’éloges, de rires et palabres folâtres sur un spectacle partagé dans la même loge ?… Plutôt croire que la méprise conduisant aux échanges d’éventails, chinois est celui d’Hélène, vénitien celui de Gabrielle, madrilène celui de leur cadette Louise, vient du fait qu’ils sont d’identique format et représentent, tous les trois, des fleurs colorées sur fond de soie grise. Coquelicots. Pensées. Hortensias.
Ces dames n’envisageant pas de quitter Paris pour des vacances sans être nanties de leur éventail favori, en quelques envois de télégrammes le déjeuner de rencontre fut organisé, une table ronde retenue sur la suggestion de Gabrielle, plus spirituelle des trois amies, dans la gastronomique salle du « Taillevent ».
Louise est parente de Pierre Larousse, lexicographe et riche éditeur sans descendance directe mais grand-oncle aimant choyer le lignage de son frère. Tel, avec cet éventail de dame rapporté d’Espagne afin de se faire pardonner la blessure infligée au mollet de Louise alors enfant, lorsqu’en courant elle s’était entravée les pieds dans un râteau-éventail enfoui au milieu de feuilles mortes restées en travers d’allée de leur château bourguignon.
Hélène deviendra sous peu l’épouse de Philippe, depuis une quinzaine d’années son compagnon de vie. L’inamovible Secrétaire-général du ministère des Affaires étrangères qui, séjournant en Chine chez son ami et ex-condisciple d’études Paul Claudel (qu’il fit nommer consul de France à Fou-Tchéou) ramena ce bel éventail pour celle n’étant en 1905, que sa maîtresse cachée. Hélène convint que le cadeau de son amant fut plus commode à ramener qu’un bloc de lave des Monts Wuyi fracturés par les érosions millénaires, morcelés, polis et que les vents taillent au gré du temps.
Gabrielle se dit maintenant journaliste. Comédienne sulfureuse, femme de lettres à succès, elle divorça du captieux mentor de ses jeunes années puis, après quelques amourettes lesbiennes, s’est récemment remariée au bien-né corédacteur en chef du journal « Le Matin ». Lors de leur lune de miel italienne, Henry lui offrit cet éventail.
Installées sur des fauteuils bridge au pourtour d’une table joliment nappée, chaque dame se saisit de la serviette damassée mise à son service. Un essuie-bouche blanc, formé en éventail de plis pressés au fer chaud de la lingère, et maintenu vertical par la grâce d’un raffiné présentoir fait d’arabesques métalliques argentées, disposé dans l’alignement des verres, au-delà d’assiette et couverts. Les trois amies déplient et plastronnent les protections sur leur décolleté, les remplacent par leur bel éventail retrouvé, ouvert en demi-disque et posé sur les supports brillants. Un triptyque de bouquets colorés qui du fait de son audacieuse originalité, pimente leur joyeuse convivialité au regard des autres tablées. Quand arrivent liqueurs et cigarettes, Mademoiselle Valentine, la fille du directeur, se joint aux trois dames et raconte à leurs demandes pourquoi l’établissement se dénomme ainsi.
Elles apprennent que « Taillevent » est allusion au sobriquet de Guillaume Tirel, un cuisinier qui vécut de 1310 à 1395. Maître de bouche du roi Charles V, il est l’auteur du premier livre de recettes écrit en français « Le viandier », véritable éventail de tous plats réalisables au Moyen Âge… Anobli par Charles VI, la sépulture que l’ancestral chef partage avec ses deux femmes (« Ah, on n’est pas maître-queux pour rien ! », croit bon de pouffer Gabrielle) se trouve à Saint-Germain-en-Laye dans la crypte d’une église. Au détour de son poème ‘Testament’, François Villon avoue, en deux vers, sur quel paragraphe il compulse l’ouvrage que Guillaume Tirel consacre à la nourriture. Deux lignes que dans la salle Mademoiselle Valentine aimerait faire calligraphier sur l’un des murs « Suis allé voir en Taillevent, au chapitre de fricassure »…
Louise Hollier-Larousse suggère d’ajouter un éventail dans une main de la Semeuse de mots français qui sous la devise « Je sème à tous vents », illustre la page de garde du dictionnaire. Elle soumettra l’idée aux co-héritiers des éditions Larousse, sa sœur et ses deux frères, ainsi qu’aux ayants droits du graveur Émile Reiber… L’éventail n’est-il pas également porteur d’expressions de langage mis à la disposition des femmes ?… Ne le font-elles pas glisser sur leur joue, puis se poser sur le menton pour dire je vous aime… Le présenter fermé signifiant : m’aimez-vous ; s’en éventer rapidement : non non je suis promise Monsieur, déjà même fiancée ; le placer grand ouvert près du cœur : vous avez gagné mon amour ; s’éventer lentement : trop tard mon cher, je suis mariée ; l’ouvrir et le fermer rapidement plusieurs fois : que vous êtes cruel ! ; le descendre et laisser pendre : n’allons pas plus loin, contentons-nous de rester amis ; exprimer par un effleurement des yeux avec le haut de l’éventail : ah que je suis désolée !…
Belle journée et beaux projets que tout cela, mais patatras ! Au soir de ce lundi 3 août 1914, le presque mari d’Hélène, Philippe Berthelot qui eut pour parents Sophie et Marcelin, premier couple lié pour l’éternité sous le dôme des Invalides, reçoit, au milieu des ors de son cossu bureau du Quai d’Orsay, la dépêche de déclaration de guerre austro-allemande. Parce que le ministre des Affaires Étrangères est en vacances, doigts de pieds en éventail sur une plage comme tous ses collègues du gouvernement, des présidences de Chambres et celle de la République, Philippe doit prendre seul les mesures face à cette inattendue occurrence.
Henry de Jouvenel, corédacteur-chef du quotidien Le Matin, est mobilisé. Il confie à son alter-ego la direction à temps plein. Son épouse Gabrielle suspend l’écriture d’une série de romans qui la rendit populaire, pour devenir reporter. Elle signe des articles de presse décrivant la France en état de guerre, sous son vrai nom de famille, tout naturellement Colette. Fini l’éventail des pseudonymes imposés ! Les Willy-Colette, les Colette et Willy, les Gabrielle Colette… Les circonstances permettant enfin aux femmes de recouvrer quelques justes prérogatives, alors oui, tout bêtement Colette comme on dit Balzac, Hugo, Maupassant… Pas même Colette de Jouvenel, puisqu’en donnant naissance à une fille qu’elle et son mari poussèrent le gag en la prénommant Colette, seule celle-ci porte ce nom. Dans l’intimité familiale l’enfant est appelée Bel-Gazou car elle balbutie, joue et rit avec ses poupées, gazouille des complaintes afin de leur suggérer le dodo… Pour « faire mumuse », il lui arrive aussi de trouer avec ses petits ongles les vieux éventails de sa grand-mère Sido.