Lui, si calme, si pondéré, lui l’adolescent que l’on a toujours vu la tête dans les livres, rêvant d’un monde idéal dans le blanc des pages, se lève d’un bond, se plante devant la télévision, appuie sur le bouton off. On le sent ému, tendu. Il ouvre grand la bouche qui se tord un instant pour laisser passer un étrange filet de voix : « Je déclare ouverte la chasse aux autruches, à tous ceux qui font l’autruche, qui ne veulent rien voir, rien savoir du grand bazar du monde, de la destruction annoncée, qui nous enfoncent dans le pire, et qui se planquent comme si la vie de leurs enfants n’était pas en sursit. Je déteste ces cerveaux obtus et paresseux, et là, devant vous, je dénonce la politique de l’autruche ! »
Personne n’ose rire de la maladresse et de la grandiloquence portées par sa voix juvénile. Comme encouragé par le silence, il expose et impose son malaise, et c’est comme si sa voix venait au monde, celle qu’il n’avait jamais fait entendre, qu’il avait retenue endormie entre les pages de ses livres.
Il reprend d’un ton théâtral où pointe la révolte : « En d’autres temps et pour en finir, j’aurais sorti ma lame du fourreau, j’aurais dégainé mon pistolet, j’aurais écrit un pamphlet et livré les responsables…, bref j’aurais fait sans hésiter ce que j’avais à faire… Mais, aujourd’hui, je ne sais pas quoi faire… ni à qui m’en prendre… J’ai envie de crier mais… trop de sujets, trop d’injustices, trop de scandales, trop de misères, trop… ! Je ne sais où donner de la tête et de la voix. A qui puis-je dire : Arrêtez ! Ouvrez grands les-yeux-les-oreilles ! Vous voyez bien que ça empire, que ça craque, que ça déborde de partout ! Jusqu’où accepterez-vous ce gâchis, cette bêtise, cette brutalité, cette inconscience ? Jusqu’où ? »
Son regard franc et accusateur harponne le cercle des présents qui, sidérés et enfoncés dans les canapés, n’osent pas bouger, et encore moins prendre la parole, excepté le petit frère qui demande où sont les autruches et qui rampe sous les meubles pour les chercher.
Il poursuit : « … les autruches, je ne parle pas des vraies qui sont menacées d’extinction, non, encore que…, je parle de celles de la pire espèce, celles qui ont plongé la tête dans le sable de leur sécheresse, qui se sont figées dans leur lâcheté, et qui ont enfoui leur violence. »
C’est la première fois que l’émotion l’envahit et le submerge de la sorte. Lui qui a secrètement refoulé ses larmes, les sent perler à ses paupières. Il ne sait si c’est de rage ou d’impuissance. Les deux sans doute. Dans les livres, il est lucide, il se sent fort, capable de dénoncer la démesure, la déraison, de s’opposer à l’injustice…, mais là, à cet instant, alors qu’il prend la parole contre des lendemains plus sombres encore, sa tête tourne, il ne trouve pas les mots justes, il n’est pas Rimbaud… Cependant son débit s’accélère, sa voix enfle, conteste, dénonce en vrac : guerres, plastiques, incestes, fake-news, touristes, gaspillages… « Arrêtez !… Arrêtez !… ». Le rouge lui monte aux joues, et voilà qu’il pointe un doigt accusateur vers sa famille interloquée et toujours calée dans les coussins : « Vous nous avez plongés dans une telle soupe d’égoïsme que mon cœur étouffe…, dans une telle mélasse de douleurs que mon corps commence à convulser !… Je vais aller hurler dehors !… Salut les autruches ! ».
La porte claque. Le petit frère sort de dessous le lit. « Regardez ! J’ai trouvé une plume ! ».