« RIVAGE » titre donc ainsi l’embryon d’un texte enregistré dans l’ordinateur et inscrit sur son écran depuis hier soir, pour thème de conte, courte nouvelle, petite histoire. Le seul conservé après plusieurs transcriptions d’idées au cours d’un après-midi choisi studieux, au lieu d’aller bronzer sur la rive de Seine sous les premiers rayons de soleil du printemps parisien.
Toutes autres tentatives de narration supprimées sans regret, parce que loin d’être promesses de succès.
Le délai pour présenter ma prose se raccourcissant, j’étais à cran.
Ah l’éternelle course contre la montre, ce fichu temps !… Au rivage du sommeil, j’eus nonobstant la force d’ironiser. De tapoter sur le clavier cette ligne écrite à mon intention, suivie d’une kyrielle de points d’exclamation : « Reprends tout cela demain et si le temps manque, innove enfin ! Fais donc appel à cette Intelligence Artificielle dont on nous rebat les oreilles et que certains de tes collègues utilisent pour gagner du temps !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! ».
En pleine nuit, je suis réveillé par d’incroyables autant qu’inexplicables ahanements de mon imprimante. Sortes de plaintes grinçantes qu’elle croit drôle d’émettre, l’âge aidant, lorsqu’elle accouche d’une feuille.
Des lamentations poussives qui me parviennent de la rive opposée du corridor carrelé de bleu et ici appelé « petite Seine ». Nom du fleuve que lui donnèrent mes grands-parents un peu loufoques, trouvant que la travée centrale de l’appartement séparait les salles qu’ils vouaient à écriture, musique, peinture et sculpture, du reste des pièces situées de l’autre côté. Semblablement à la Seine qui délimitait leur Paris estudiantin, artistique et bohème, la fameuse « Rive gauche », de celui de sa « Rive droite » dévolue aux quartiers bourgeois, affairistes et administratifs.
Ce réveil en sursaut m’est une cauchemardesque réminiscence d’un proche passé professionnel où, me faisant vivre en servage, les vagissements d’un fax franchissaient sans scrupule le rivage de ma chambre pour alerter l’oreille sur laquelle je ne dormais pas.
Mais là, comment concevoir une interpellation venant de l’imprimante ! Avait-t-elle seulement été mise en fonction, ces derniers jours ? Alors quoi ? Un bug passé minuit ? Un nouveau tracas informatique auquel je dois remédier ?…
Rendu furax par cette perspective de temps gâché, je repousse des pieds couverture et drap, saute du lit puis enjambe « petite Seine », quittant mon rivage de chambre pour celui de la pièce d’en face, le bureau.
Oui l’imprimante bougonne. Sauvage, elle piaffe d’impatience, réclame que lui soit confirmé un arrêt d’impression pour se reposer.
Mais qui, préalablement, lui ordonna sa mise en marche ? Je suis seul dans l’appartement ?
La clarté laiteuse d’un papier imprimé tremblote encore, en rive de tapis. Semblant hésiter, entre stimulantes chatouilles de ses franges ou ramper jusqu’aux enivrantes odeurs de cire émanent des noirceurs du parquet. Soupçonné responsable de cette clandestine publication, l’ordinateur demeure enfermé dans le mutisme d’une veille prolongée. Stoïque, il me laisse comprendre se désolidariser de ce que sa binôme fait de ses nuits.
Sur la feuille ramassée, je vois mon titre « RIVAGE » montrer en exergue les lettres I et A étonnement devenues majuscules à encre noire bien grasse, alors que le R, le V, le G et le E final du mot demeurent dans leur originel format ‘caroline’, à savoir, caractère fin et minuscule. Rappelons-nous que l’empereur carolingien Charlemagne donna ce nom à la ‘minuscule’ qui n’existait pas, toutes les lettres se calligraphiant alors en majuscule.
Bref, levé du pied gauche, je ne comprends toujours pas par quel ahurissant stratagème Mademoiselle Imprimante n’ayant nullement été fécondée par Monsieur Ordinateur, vient de mettre bas une feuille déjà non dénuée de caractères.
La tenant d’emblée dans le bon sens grâce à son titre temporaire, je m’étonne que mon résumé d’idée conçue la veille ait été imprimé, suivi de ma suggestion malicieuse concernant un recours possible à l’«I.A.»
Faisant suite à ma guirlande de points d’exclamation, stupéfié je découvre un autre texte construit de mots identiques ou de mêmes consonances que les miens. En tous autres arrivages d’emplacements ou combinés d’anagrammes, paronymies donnant à lire des acceptions différentes. Sous le titre, hier soir j’avais gardé l’ébauche du texte restant à développer, définir mi-historique, mi-policier… Je le relis :
« Parcourant le rivage d’une ville ansée de Toscane, va, sous un cagnard éreintant, le célèbre artiste-peintre en cavale. Il maugrée depuis des heures contre des moustiques qui le piquent, déplore et s’agace, s’énerve contre l’infortune. Mais où donc et dans quel sens du rivage doit arriver l’esquif promis, afin de s’échapper ? L’a-t-il plaqué sans suite, celui qui doit l’aider à franchir la mer ?… Sans le savoir, Le Caravage soupçonné d’assassinat, vit là ses derniers jours. Sur ce rivage désenchanté de Porto Ercole, il attrape la malaria dont il mourra. »
Et je découvre, passées mes lignes ironiques relatives à un possible recours à l’«I.A.», le texte suivant :
« Courant sans le savoir dans le virage qui mène à l’école de Porto, s’agace et s’énerve un bagnard en fuite. Sur l’heure, il se pique d’envisager franchir, d’un coup de rein artistique, l’entrée d’une caravane d’où s’échappe un air de Toscanini chanté sous les hourras par La Malaria, célèbre diva… Malgré lui être reconnaissant d’avoir été sa bonne fortune, il esquive Irène, fiancée presque promise chez laquelle il s’est planqué ces jours derniers. Une exquise riveraine, libre depuis son amer veuvage mais qu’il soupçonne déjà éprise d’un autre loustic porté sur les pintes de breuvages. »
Rien à voir avec mon idée ! Du décousu, diraient mes grands-parents. Du détricoté, dit-on maintenant… Je reprends le papier. En bas de page, écrit plus petit, un post-scriptum : « Puisque tout l’après-midi d’hier tu pataugeas lamentablement sur ton « Rivage », nous, le I et le A, sommes allés solliciter la géniale « I.A. » D’ailleurs, n’était-ce pas ce que tu voulais faire aujourd’hui ? L’heure de ta relève est arrivée ! Que l’Intelligence Artificielle te remplace ! Désolé si l’imprimante te réveille. Elle fait du boucan, et ça, nous n’y pouvons rien. En contrepartie, ton texte est prêt. On dit merci à qui, hein ?… Tiens encore un truc, l’«I.A.» suggère une autre possible idée de rédaction… Elle soumet une citation trouvée dans les écrits d’un certain Rive… Riva… Rivarol… Antoine de Rivarol… D’un clic, l’«I.A.» te produira un superbe texte mais si tu préfères encore gaspiller ton temps, amuse-toi de cette autre proposition pour en faire tienne :
» Le temps est le rivage de l’esprit. Tout passe devant lui mais nous croyons que c’est lui qui passe… » ».
Bon sang, j’en laisse choir ma feuille ! Ne dirait-on pas le sujet sur lequel j’avais planché pour une épreuve de BAC blanc, il y a… il y a… bah, il y a déjà longtemps… Oh oh, je parie qu’un double de ma copie se trouve encore dans le monstrueux tas d’archives de mes grands-parents !
Mais avant le Buffet Littéraire, il me reste combien de temps ?…
Après tout, si l’Intelligence Artificielle progresse et s’améliore considérablement, peut-être bientôt pourrai-je me prélasser au soleil et regarder, d’un rivage de Seine, couler l’eau pendant que dans l’appartement s’écriront mes textes de meilleure cuvée… Ainsi l’«I.A.» noircira mes feuilles blanches pendant que me bronzeront les «U.V. »…