Aujourd’hui tu n’es personne, alors deviens enfin quelqu’un m’a dit mon père.

Comment ça je ne suis personne, m’interrogeai-je illico. Mais si c’est le cas, si je ne suis personne, de quelle étoffe suis-je faite ? Qu’est-ce que c’est que cette chair et cette peau qui m’enveloppent ? Si je ne suis ici pour personne, si personne ne me voit, si je n’existe même pas pour autrui, suis-je vraiment de ce monde, de cette vie, de l’air que je crois respirer, de la nourriture que je sens ingurgiter, savourer ou repousser ? N’être personne c’est être un fantôme, une ombre, une épure, et s’apparenter à rien.

Quel vertige ! Quelle claque ! Quelle chape !

Personne, n’être personne c’est- à-dire n’être rien.

Invisible… Oui c’est ça, invisible.

Présente-absente.

Rien, personne et non quelqu’un.

Pourtant l’autre jour, quelqu’un m’a dit : t’es une bonne personne. Je n’ai pas rêvé, on me l’a dit textuellement, mais peut-être que ça ne prouve rien. Je peux sans doute être une bonne personne (c’est à voir) et n’être personne.

Dans le fond mon père a raison : je ne vois personne, personne ne vient me voir, je ne rencontre personne. Je vis dans une foule anonyme que je frôle et perçois, moi-même anonyme et perdue dans la foule d’inconnus qui sans doute, comme moi, ne sont personne. Pourtant des gens, des personnes avec un parfum, des chagrins, de purs moments de joie et emplis de désirs et de rêves, silhouettes que je côtoie au quotidien et qui ne sont rien ni personne, hantant les rues, les plages, les carrefours, foule de chair et de sang, d’ici, d’ailleurs, de jadis et de maintenant, pas martelant la terre, mains façonnant, caressant, donnant depuis la nuit des temps : des personnes et chacune personne malgré le souffle, le regard, la voix, le geste au milieu des arbres, des nuages , de l’air d’hier et d’aujourd’hui.

Je loue personne comme Celan la rose de personne, comme Pessoa (il porte bien son nom celui-ci !) qui se dissémine en de multiples personnes et se fond exprès dans l’anonymat, cherchant à disparaître dans le puits commun de la langue, dans cette puissance-là, inaltérable et éphémère qui rejoint l’humilité grandiose de la nature, se confond avec l’herbe drue, le nuage qui passe, l’air et l’eau qui traversent, le feu qui est désir et la vie qui ne ment pas. Quand Ulysse a dit au cyclope qu’il s’appelait Personne, sa ruse combinée à son hubris ont fait de lui le héros que l’on sait, ce quelqu’un singulier, légendaire, mythique : personne en personne c’est-à-dire quelqu’un d’unique, si proche du rien dans lequel il apparaît/disparaît, phare clignotant dans les ténèbres, quelqu’un personne en alternance, pour l’éternité.

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