Retenu prisonnier avec ses douze compagnons navigateurs dans la grotte du géant Polyphème, chef de l’île sur laquelle vivent les Cyclopes, peuplade anthropophage constituée de personnages pourvus d’un seul œil au milieu du front, Ulysse, roi d’Ithaque, s’enhardit à lui faire goûter beaucoup de leur vin. Le géant s’en délecte et déclare qu’à titre de remerciement il ne le mangera qu’en treizième position.

Afin de l’inscrire au dessert de son menu, il lui demande comment il se nomme.

Ce à quoi le rusé Ulysse répond « Personne ! Mon nom est Personne. »

Polyphème acquiesce puis s’écroule, ivre. Ne pouvant dormir que d’un seul œil, il s’abîme dans une lourde somnolence. Réactif, Ulysse en profite pour le lui transpercer avec un pieu de fer rougi au feu et s’enfuit à toutes jambes, suivi de ses marins. Ils regagnent leur navire, reprennent la mer, voilure hâtivement déployée. Quand attirés par ses cris de douleur les Cyclopes demandent à Polyphème qui lui a crevé l’oeil, il ne peut que répondre « Personne ! C’est Personne !… »

Des hauteurs d’étages d’un building d’Argenteuil, dans la salle d’attente de son cabinet de masseur-kinésithérapeute, Ulysse remet en place l’Odyssée. Une version livresque vouée aux plus jeunes de ses patients.

Il se souvient comme son prénom suscita les moqueries de camarades d’école primaire, lors de son arrivée en France quand ses parents et lui, seule petite personne à charge, émigrèrent de leur pays, la Grèce subitement passée aux mains de l’Armée.

Ulysse sourit aux réminiscences de cette époque, celle de ses dix ans, et salue la salvatrice résolution de parents efficaces, choisir l’exil.

Oui, pense-t-il, Albert Einstein eut bien raison de dire « si les personnes intelligentes peuvent résoudre un problème, seules celles dotées de sagesse savent comment l’éviter ! »

Déjà la sonnette retentit. Pas même le temps de souffler, ni de rêvasser ! Le dernier rendez-vous du matin a-t-il juste mis les voiles, que les personnes de l’après-midi débarquent. D’après l’agenda, comme tous les lundis, le curé vient pour ses genoux… Ah les génuflexions de la veille !…

Pénélope, secrétaire qui vient de filer à la cafétéria voisine, n’en est pas encore revenue pour ouvrir à la clientèle.

Se faisant insistant devant la porte close, sur le palier le Père sonne.  

Du matin au soir, Ulysse ne voit jamais son cabinet désemplir. Belle motivation, l’argent rentre à flots ! Dame, sans profit personne ne se lèverait tôt… 

Ce qui ne l’empêche pas de tenter la chance en jouant aux jeux de grattage que vend le troquet d’en bas. Oh juste le temps d’emprunter l’ascenseur, d’entrer, de ressortir du lieu bruyant où en plus des personnes bigarrées, clients riches de langages colorés, des prostituées braillent encore plus fort que leurs macs et la télé.

Là est le cœur vivant d’Argenteuil. D’ailleurs, les autres cafés sont vides. Brève de comptoir : « après tout, s’il n’y a personne, c’est que personne n’y va ! »…

C’est comme ça ! Formé par l’adage que lui inculquèrent ses parents, le thérapeute pense que celui qui progresse ne blâme personne, ne loue personne, ne critique personne, n’incrimine personne.

Lorsqu’il gratte machinalement le dos d’une personne alitée, du vingtième étage Ulysse contemple les bateaux voguer sur le fleuve. En bordure du lit de Seine, n’est-il pas heureux ?… Il lui arrive même de siffloter l’une des chansons de son enfance « et gratte, et gratte, joli petit bambino… »

Désormais différemment orientée, sa profession lui est devenue attrayante. Fini de pétrir le surplus de graisse des dames alarmées, venues le confier à ses mains.

Proies de fantasmes, certaines lui reprochaient de prendre plaisir à les chatouiller !

Depuis qu’il exerce les soins par le grattage plutôt que par le massage, cette clientèle aussi menteuse qu’adipeuse est désormais persona non grata !

Sourire ironique en portant les yeux sur le fac-similé d’une affiche de théâtre ornant fort à propos l’un de ses murs, celle où Louis Jouvet personnifie le médecin qui questionne un souffreteux « dites, ça vous chatouille ou ça vous grattouille ? », Ulysse renfile sa blouse.

Il réenclenche pour jusqu’au soir, l’ambiance musicale de la salle d’attente. Des airs de guitare enregistrés par Paul Personne, musicien natif d’Argenteuil, son copain d’école devenu célèbre en jouant sur sa gratte électrique du rock et des blues.