Je soulève le papier de soie qui laisse deviner dans sa transparence le contraste des photos en noir et blanc. Papier endeuillé qui laisse toutefois imaginer les couleurs.
Je les vois maintenant. Le sais-tu ? Regarde.
C’est un temps d’automne dans la campagne. Là-bas. Le champ est fermé d’un côté par de lourds châtaigniers dont les feuilles ont commencé à roussir. La terre a été soulevée par une charrue. Dans le creux des sillons, les ocres alternent avec un brun plus sombre. Au premier plan, un homme, une femme, un attelage. Je les connais puisque je feuillète l’album de famille. Ce sont des paysans. Ils ramassent les pommes de terre. Je ne les ai jamais connus à ce moment-là de leur vie. Je les regarde. La femme est vêtue de noir. L’homme porte une chemise plus claire et un gilet sombre, usé. Tous deux fixent l’objectif. Ils ne sourient pas. J’ignore qui a pris cette photo.
Je sais tout de cet instant. Le sais-tu ? Approche.
Je pourrais le dater approximativement sans doute avec le nom du photographe qui a révélé leur vie absente. Mais il me suffit de toucher la petite photo aux bords dentelés, pour percevoir toutes les traces inscrites dans la texture du papier. La photo atteste de leur vie comme de celle de tous ceux qui l’ont tenue entre leurs doigts. La lumière traverse le Temps. Il y a eu lumière douce d’un automne ensoleillé, qui a permis la saisie de l’image, en arrachant les molécules des sels d’argent. Il y a la lumière rouge du studio, où le révélateur l’a fait naître au jour. Il y a la lumière de chaque moment où quelqu’un a soulevé le papier de soie dans l’album.
J’observe tous les gestes. Le sais-tu ? Écoute.
Quelqu’un ouvre la bibliothèque dont une des vitres mal scellées a tinté. On a ouvert l’album, à la couverture vert-sombre déchirée sur la tranche. C’est une vibration sonore qui emplit le silence d’aujourd’hui. Les sons traversent le Temps. Il y a eu le souffle du vent dans les châtaigniers, au bord du champ, peut-être le cri aigu d’une buse en plein vol. Il y a le bruit dans les bacs du révélateur et du fixateur, celui de l’interrupteur et de la porte, lorsque le photographe a quitté le studio. Il y a les voix mêlées de ceux qui commentent la photo.
Je suis l’archéologue de la mémoire. Le sais-tu ? Suis –moi.
Je marche. Je transporte tout un attirail de sensations démultipliées et de Carbone 14 pour déchiffrer chaque empreinte. Je rassemble les mots pour tenter de nommer le photographe, de transcrire les paroles enchevêtrées. Les mots traversent le Temps. La terre ouvre les sillons où dorment les morts, sous la lumière rasante du soir d’automne. Un rapace a crié dans la chênaie, plus loin encore. Sur l’écran tactile se dessinent quelques phrases. Les miennes dans le présent du temps. Le laser devrait permettre d’interpréter tous les signes révélés sous la soie du papier.
Sauvegarder. Imprimer.