« Trop vaste, m’est donné ce firmament ! Il m’oppresse, m’écrase, m’étouffe ! Je ne vois que lui !… Prince régnant sur mon riche émirat, ai-je besoin de tant de ciel !… Je suis le roi du gaz, du pétrole et de l’essence, n’est-ce pas là mon essentiel !… Non décidément, ça ne gaze plus ! Ici je m’ennuie trop, maintenant… », s’ennuageait ainsi l’esprit de l’émir demeurant au milieu de son monde, serviteurs, secrétaires, harem, tous captifs du majestueux appartement qui culmine au deux-centième étage, dernier du gratte-ciel inventorié « le plus haut du monde ».

Ainsi transplanté sur ce pic artificiel, et de huit-cent-cinquante mètres éloigné du sol, un palais n’est-il pas en lui-même, de tous les superlatifs, le symbole !

En dépit de sertir une piscine pompéienne, psyché imposée au narcissique ciel, la plate-forme carrelée de marbre entourant cette résidence aérienne n’est vivable qu’à temps partiel. Assujettie à surabondance de trop de « trop », rares sont les instants où le prince et sa cour peuvent y fainéanter. Trop ventée. Trop écrasée de soleil. Trop proche des orages secs, de leurs fulgurants éclairs et coups de tonnerre démentiels.

Au mieux, l’immense terrasse ornementée de cactus devient paradisiaque quand certains jours de ciel plombé, elle jouit des brumisateurs providentiels offerts par les lourds cumulonimbus qui ne peuvent faire saute-mouton par-dessus la colossale élévation.

Ciel de plomb n’engendre pas sommeil de plomb. Chaque soir l’émir quarantenaire, allongé dans sa chambre peinte aux sept couleurs de l’arc-en-ciel, s’abîme dans maints questionnements. La pièce jouit d’une telle hauteur sous plafond, qu’il commanda au décorateur d’en abaisser la proportion de manière substantielle, surélevant sur un podium le divan de nuit, lui-même placé sous le dais d’un ciel-de-lit. Stratagème permettant à Son Altesse de retrouver une réelle échelle des valeurs, avant de s’endormir. Et question valeurs, le prince s’y connaît. N’est-il pas aussi banquier !

Sollicités, les vieux Sages du Conseil de l’émirat lui remémorèrent l’adage des Anciens « Change donc de ciel ! Tu changeras d’étoile. »

L’émir se dit alors « Après tout, ils ont raison ! Il me faut tourner sur cette Terre qui n’est qu’un gros ballon… ». Et question ballon, le prince s’y connaît. N’est-il pas aussi sponsor d’une équipe de foot à la renommée universelle !

Fort de ce conseil, il envisagea un séjour de cinq journées en France, sur la côte bretonne en compagnie d’une suite confidentielle, restreinte à six épouses et vingt-cinq personnes. Un choix de date, et proximité de lieu, qui enfin lui permettrait d’occuper dûment sa luxueuse loge surplombant les gradins du circuit des Vingt-quatre heures du Mans… L’automobile, l’émir connaît. N’est-il pas propriétaire d’une fameuse écurie de Formules Un !

Ébruité par des médias, le désir de Son Altesse déclencha de sous le lointain ciel de Bretagne, une pluie de propositions émanent de postulants à l’offre de location d’aguichantes demeures, en bordure de mer. L’émir fit un choix, puis chargea son Grand-majordome d’origine britannique, Mister Harold, d’aller constater de visu la véracité des arguments qu’avançait le généreux prêteur de la villa sélectionnée. Une mission d’importance que l’émir confia à son principal subordonné, toutes cartes en mains. Carte blanche et carte Gold.

Arrivé de Dubaï, Mister Harold s’affola en constatant que moult détritus parsemaient la plage. Il s’en plaignit au maire, au préfet requis pour la sécurité du prince, à l’industriel qui, en échange de rien, proposait sa villa de granit rose au richissime émir, n’en réclamant pas le moindre prix de location. Serait-il, pour le principe, rédigé sur contrat affable ou acté par un doux bail.

La mer est à deux pas, en contrebas de rochers cascadant jusqu’à la grève d’une crique admirablement dessinée. Leur désignant les causes de sa désillusion, bouteilles échouées, fatras d’algues alanguies, branchages et troncs déposés par les vagues sur le sable fripé d’ondulations, Mister Harold expliqua aux autochtones « Certes le cadre est d’un charme fou mais Son Altesse ne supportera pas la vue de ce dépotoir à ciel ouvert, aguicheur de mouches. Qu’importe le prix, ne lésinez sur rien. Engagez du personnel fiable car je me méfie de vos travailleurs français, toujours au bord de la grève… Faites dégager bois et souches, achetez les concasseurs, herses, cribleuses, dameuses qu’il faudra. Qu’importe l’empreinte carbone, l’objectif, messieurs, est de rendre lisse et velouté le sable, aux envers des tapis délicats sur lesquels mon émir posera ses babouches… ».

Nettoyage et aménagement furent promptement réalisés, sans heurt ou récrimination, puis payés rubis sur l’ongle par Mister Harold, tout comme divers achats destinés au parfait bien-être de son prince. Fort de la docilité des accueillants, le Grand-majordome ergota encore « Ah mais que n’avez-vous de palmeraie en partie haute de plage ! Son Altesse ne peut vivre sans palmiers ! Entre les troncs de quoi, pourra-t-Elle demander à ses gens de suspendre son hamac tissé de fils d’or pour admirer l’uniforme bleu outre-mer du ciel breton que reproduisirent tant de peintres…

Bah qu’importe le coût ! Employez terrassiers et jardiniers, creusez en lisière de plage des centaines de profonds trous, et demain, plantez la forêt de grands palmiers que je vais faire amener de Dubaï dans dix avions-cargos, puis livrer jusqu’ici par convois routiers.

De suite, je réquisitionne l’autoroute qui nous sépare de l’aéroport. Mon prince n’est-il pas en France, gros actionnaire des deux Sociétés ! Pour ce trajet, je laisse Monsieur le préfet diligenter une escorte de votre gendarmerie motorisée. Ceci dit, j’ai juste le temps de tracer le ciel en jet jusqu’à Vélizy-Villacoublay où un hélicoptère m’attend pour vite me déposer à Issy-les-Moulineaux… Ah c’est dingue, ça : plus un pays est pauvre, plus il s’offre le luxe de donner à ses villes des noms à rallonge !…

Bref, de l’héliport parisien, toutes sirènes hurlantes un fourgon blindé me déboulera jusqu’à votre célèbre Salle des Ventes où le commissaire-priseur, un certain Maître Jean-Claude Drouot (me semble-t-il) va adjuger une dizaine de Gauguin, Boudin et Sérusier… Magnifiques tableaux !

Ah, c’est que mon émir veut repartir de France avec de menus souvenirs à offrir à ses collaborateurs méritants ! Moi, je vous avoue avoir un énorme béguin pour une œuvre de Sérusier… Oh les ciels de Sérusier ! Je les vois déjà chez moi, à Dubaï, suspendus aux cimaises de mon petit salon… Hé hé hé, je croise les doigts pour que cette toile me soit attribuée !…

Ah encore une recommandation ! Le personnel masculin français affecté à l’entretien de la villa est sommé de ne jamais pénétrer dans les pièces réservées au harem.

Si ces hommes-là se trouvaient coincés dedans, alors que mon émir s’y rendrait pour combler les désirs de Septième ciel de ses épouses, tous risquent d’être assourdis par le chœur des six femmes qui joueraient l’effarement en criant « Ciel notre mari ! ».

Le surlendemain matin, face aux édiles et hauts-fonctionnaires, Mister Harold sembla satisfait des résultats. Sur la plage impeccable, la palmeraie convenait. Rien ne manquait dans la villa…

Tout semblait-il vraiment bien ?

Oh que non ! Doigt pointé, le Grand-majordome pointilleux désigna, un à un, de mignons cirrus blancs qui pointillaient l’azur. Panique générale ! Tous les yeux décryptèrent le ciel.

Ceux du préfet, ceux du président de Région, de la sous-préfète qui, parce que la nuque trop arquée, en laissa choir à terre son tricorne cocardé. Mal informée des préparatifs précédents, la ministre du Tourisme tout juste arrivée de Paris, tomba des nues.

Quant au généreux industriel prêteur de la villa, les iris pailletés de ses mirettes se dédorèrent, l’homme redoutant que ne fonde sa petite idée de derrière la tête : vendre sa demeure de granit rose au riche émir.

Idem devint le regard désespéré du maire de la station balnéaire, tête restée bloquée sur le chapelet de filandreux nuages. Ainsi les personnalités demeurèrent tristement méditatives à la pensée qu’au « jour J », davantage de cirrus entrent en lice sur le ciel. Comment empêcher que telle catastrophe soit la possible raison d’un renoncement du Prince, à son séjour breton ?…

Réactif, le Grand-majordome rassura « Ne vous en faites pas ! Je vais ordonner le retrait de ces incongruités ! Cela coûtera ce que ça coûtera mais n’ayez crainte, le séjour de Son Altesse ne sera pas remis en cause ».

En effet, peu avant l’arrivée de l’émir, une escadrille de ces petits avions utilisés pour traîner des banderoles publicitaires le long du littoral, remorquèrent des filets capturant les nuages qui contrevenaient à l’uniformité du céleste bleu outre-mer.

Après avoir jaugé favorablement l’endroit, le prince se vautra sur son hamac de soie dorée, huma l’air, regarda le ciel à travers ses lunettes noires et déclara dans un long soupir modeleur de ronds de fumée, ceux conçus par le cigare havanais que Mister Harold lui avait coincé entre les lèvres « Ah qu’il est bon d’oublier les logiciels et les visites officielles ! Dire que des gens payent des fortunes, jettent l’argent par les fenêtres pour des paradis artificiels alors que la nature est gratuite, ravissante pour qui sait la contempler… Dieux du ciel, le bonheur est pourtant si simple ! »

De retour bien morose en son appartement-palais culminant à huit-cent-cinquante mètres au-dessus de l’émirat, le prince ne put décidément plus supporter le panorama se résumant à une ligne d’horizon circulaire enserrant du ciel, encore du ciel, toujours trop de ciel.

Alité pour la nuit, il se dit « résous-toi à quitter ce haut lieu et ta chambre démesurée ! Sors de sous le ciel de ton divan !

Extirpe-toi d’entre tes deux draps, saute du podium et descend de ton gratte-ciel ! Une bonne fois pour toutes, aide-toi, le ciel t’aidera ! »

Tôt le lendemain, l’émir fit seller un pur-sang d’élite. Le cheval, ça le connaît ! N’est-il pas propriétaire-éleveur à Dubaï, Sydney, Londres et ailleurs !

Regard rivé à son écran de Géolocalisation Par Satellite, il chevaucha dans le désert jusqu’à l’oasis où il savait avoir financé jadis, grand seigneur, un profond puits utile à ses sujets restés nomades. L’échelle de corde roulée dans les fontes pendant la cavalcade, lui permit de se couler jusqu’au fond.

                                                     Chute de l’histoire ?…

                                                     Oui !

Il s’y assit, leva la tête et se délecta d’un bonheur l’amenant à murmurer « Y a pas à dire, nos vieux Sages ont toujours raison ! Qui s’assied au fond du puits pour regarder le ciel, le trouve petit… »

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