« En ce temps-là, Monsieur, par-dessus la couronne de cyprès entourant le village, nos aïeux voyaient les collines couvertes de moulins dont les ailes tendues de leurs toiles blanches tournoyaient au mistral. Toute la semaine, claquaient là-haut les voilures des ailes soumises au vent.

À votre gauche de la route, oui Monsieur, sur ce versant, imaginez à travers bois les faisceaux de raidillons par lesquels des petits ânes montaient tout gris, alourdis de fardeaux provenant des greniers du bourg et de sa halle aux grains… Puis, le poil blanchi, allègrement ils redescendaient porteurs de sacs de farine.

Ah, si le vent aussi se faisait porteur, il était possible d’entendre de nonchalants « dia, hue donc la bourrique ! » ânonnéspar des muletiers bienveillants.

Peuchère que la vie était simple, gentillette et sans histoire…

Attention freinez ! Il y a un ‘Stop’ ici. Le panneau a disparu mais de tout temps il y a eu un ‘Stop’…

Bon. Personne de mon côté. Allez-y ! Braquez à gauche vers ce raidillon et roulez bien dans ses ornières… Gare au pare-brise car parfois des cailloux rebondissent…

Les dimanches d’été, après leur sieste les habitants gravissaient ce coteau jusqu’au pied des moulins pour se rafraîchir en altitude. Les y attendaient, tables et bancs préparés par les meuniers désireux d’entretenir de bons rapports avec la clientèle citadine venue s’éventer aux chants des cigales.

Dès lors, c’était auquel montrerait et saurait le mieux vanter devant son étal le grain délicat obtenu du broyage de sa farine. Accueillants, les meuniers offraient d’énormes pommes de pin aux gamins, de l’herbe à tisane aux dames, tandis que les meunières servaient aux messieurs des verres de notre bon muscat. Un nectar ne donnant pas la migraine, lui ! Rien à voir avec ce Passetougrain produit par les vignerons du nord, les Bourguignons qui au-delà de Lyon devraient en prendre de la graine… Pas vrai, hein ?… Dites, vous êtes bien de Paris ? Pas de Mâcon ou de Chalon ? Rassurez-moi, je n’ai pas gaffé ?…

Il paraît qu’ici nos meunières étaient belles comme des reines, parées de foulards en dentelle et arborant sur leur poitrine une chaînette alourdie d’un crucifix d’or. Certaines tapotaient et secouaient des tambourins à grelots pour rythmer les jeux de fifre des musiciens.

Tout ce monde réuni chantait, reprenait chaque refrain, dansait en joyeuses farandoles.

Nuit tombée, ne restaient que proches riverains ou déclamateurs de quatrains voulant encore ajouter leur grain de sel aux discussions sans fin, autour d’un rougeoyant brasero nourri de sarments mêlés aux bois de vieux romarins. La belle vie, vous dis-je, Monsieur !…

Sur la route de Tarascon, hélas des Parisiens mirent un stop à tout cela en construisant l’une de ces nouvelles minoteries fonctionnant à la vapeur. Oui, comme les locomotives de trains…

Bien sûr, « tout beau, tout nouveau »commel’on dit !… Ingrats, les clients du village regroupés en coopérative envoyèrent leur blond froment à ces minotiers, et hop, du jour au lendemain moururent nos moulins. Oh certains luttèrent, mais la vapeur fut la plus forte.

Pécaïre, quels tristes moments !

Les ânes ne ramenèrent plus des greniers et de la halle, le blond froment du village. Dès lors les oiseaux n’ayant rien à picorer en les escortant, n’enchantèrent plus nos raidillons.

Vous savez, Monsieur, comme les oiseaux aiment chanter leur reconnaissance, quand sort de halle un beau grain du bourg !…

Alors, les accortes meunières vendirent chaînes et croix d’or… Plus de muscat, plus de farandoles entre les moulins. Le mistral eut beau souffler, les ailes restèrent immobiles. Non entretenus, leurs entoilages se déchirèrent par temps d’orage ou par gros grain, finirent en lambeaux emportés aux quatre vents lors des quelques cent-quatre-vingts jours recensés dans l’année, où l’empereur mistral baisse la garde face à ses vassaux.

Peu à peu, notre municipalité démolit la plupart des vestiges d’un passé de meunerie déclaré révolu.

Elle planta à leur place des grains de vigne et d’olivier. Ceux et celles que vous voyez là, et là, partout sur nos coteaux…

Au milieu de cette débâcle, seul le moulin de mon aïeul continua de virer ses ailes, sur sa butte. Là où nous arrivons en ce moment, Monsieur. Oui oui, garez votre voiture sous le figuier…

Un domaine dont j’ai hérité, et qui fut celui du maître Cornille dont parle Alphonse Daudet…

Abordant sa soixantième année, le meunier n’avait vécu que dans la farine et les grains.

Alors imaginez, Monsieur, ô combien l’installation de cette minoterie le rendit fou ! À travers rues et places du village, il haranguait « N’allez pas chez ces brigands ! Pour moudre vos récoltes, ils se servent de la vapeur, une invention du diable ! Tandis que moi, je travaille votre grain avec le mistral qui est la respiration du Bon Dieu ! »

Mais personne ne l’écoutant, il s’enferma ici, dans son moulin, tout seul comme une bête farouche. Il ne voulut même plus garder près de lui sa petite-fille, prénommée Yvette mais que, parce que jamais totalement débarbouillée des blanches traces du froment, les villageois surnommaient gentiment Farine. Une petiote qui deviendra ma grand-mère, et, alors âgée de quatorze ans, était orpheline, de ses deux parents.

Pour le gîte et le souper, la pauvrichonne désespérée par la résolution de son grand-père qu’elle aimait tant, s’astreignit aux basses besognes dans la ferme de cousins.

Puis elle trouva refuge au mas de son parrain, pour moissonner et vendanger. Les grains du raisin prenant la suite de ceux du blé…

Ainsi, en authentifiant le dicton « poulette qui becquette grain à grain, mange tout de même à sa faim », vivota Yvette, trimballant partout sa frimousse qui, dès lors défardée, se révéla être joliment agrémentée de mignons grains de beauté… Bah je vous ferai voir une vieille photo, à la maison…

Dès les fêtes de Saint-Martin, jusqu’à Noël, la demoiselle travaillait pour des confiseurs forains, les accompagnant de marchés en fêtes de village. Quand les hivers se faisaient rudes, elle devenait bonniche en ville, chez des grainetiers de Beaucaire, puis se mettait au service de riches bourgeois parisiens venus s’acheter quelques rayons de notre soleil, en pays d’Arles…

Partout Yvette se révéla active femme de ménage, vraie va-t-en-guerre contre les grains de poussière mais sachant, de plumeau et manche à balai, faire des armes pour se garder de l’empressement viril de certains employeurs ou domestiques. Tous mâles devenant subitement sujets au grain de folie, à la vue de sa joliesse et de ses charmes…

Savez-vous, Monsieur, que dans des temps encore plus lointains, on soignait ce genre d’ardeur avec quatre grains d’hellébore ? Le grain étant à l’époque une mesure de poids valant 1/24ème de denier, soit 0,053 de nos grammes actuels. L’expression purger à l’hellébore est proverbiale, par allusion aux Grecs et Romains anciens qui déjouaient avec cette pharmacopée les possibles égarements masculins.

Bref, Monsieur, pour revenir à mon aïeul Cornille, au village les gens pensèrent qu’en mettant à la porte sa petite-fille, il agissait par narcissisme ou basse avarice. Et pourtant il l’aimait bien, sa petite Yvette !… Certains commis-voyageurs dirent avoir vu le vieil homme parcourir des lieues à pied par grand soleil d’été pour l’apercevoir, là où elle travaillait, dimanches compris. Il la regardait à son insu, des heures entières. En pleurant…

D’émouvants colportages qui donnèrent du grain à moudre aux soiffards de nos estaminets, autant qu’aux commères de nos lavoirs. Té !

Des années passèrent. Cornille allait par les rues comme un bohémien, bonnet troué, sabots éculés, blouse devenue haillon. À l’église, la matinée des dimanches lui devenait insupportable.

Peuchère, sous les voûtes romanes les tessitures de voix en pleine mue de sa petite Yvette ne s’y élevaient plus en inclassable solo, puisqu’elle était désormais absente du village. Dans les travées de la nef, le vieux meunier n’entendait plus les paroissiens dire en se poussant du coude « Chut… Faites silence ! Farine est là qui va faire Farinelli… ».

Cornille avait même renoncé à s’asseoir sur le banc réservé aux notables. Debout au fond parmi les pauvresses, prostré près du bénitier il assistait aux messes dans le cliquetis des grains de leur chapelet.

Pourtant quelque chose n’était pas clair. Aucun habitant ne lui apportait de quoi moudre, et cependant les ailes de son moulin allaient toujours grand train… Quelques soirs, d’aventure les gens pouvaient le croiser, poussant devant lui son âne chargé de gros sacs emplis de farine.

« Motus, les amis ! Je travaille pour l’exportation ! » chuchotait-il alors avec des mines d’homme affairé, l’index en travers de la bouche.

Jamais, on n’en put tirer davantage… Il ne fallait pas même songer à mettre le nez dans son moulin.

Lorsqu’elle venait pour le voir, la petite Yvette n’y entrait pas. La porte restait sourde à ses appels et tambourinements désespérés. Pendant que les ailes tournaient, les succinctes prises de nouvelles s’échangeaient à tue-tête entre petite-fille et grand-père, de parvis à fenêtre. Bien sûr tout ça faisait jaser le village, tant cela sentait le secret.

Et qui donc pouvaient être ces clients de l’étranger permettant au moulin et à son meunier, d’exister ?…

Un après-midi de fête sous les platanes du village en liesse, ma future grand-mère Yvette, désormais jolie demoiselle de dix-huit ans, rencontra puis s’amouracha de Gaspard, le jeune homme qui deviendra mon grand-père.

Les choses devenant sérieuses, le père de celui-ci, soucieux des convenances, monta jusqu’ici pour en discuter avec Cornille, lui demander s’il consentirait à des fiançailles.

Il fallut voir de quelle manière le meunier le reçut, paraît-il !

Le vieil ermite ne lui ouvrit pas sa porte mais de la seule fenêtre d’en haut, celle que vous voyez là, il lui cria un tas d’avanies à travers tournoiements et froufroutements des ailes de la roue.

Ajoutant aux insanités vociférées, que s’il était pressé de marier son fils, le villageois requérant n’avait qu’à partir chercher des filles à la minoterie !…

De retour en ville, le négociateur annonça aux amoureux sa déconvenue. Sitôt, Yvette et Gaspard coururent au moulin afin de plaider leur cause. Ne voyant pas l’âne attaché à son piquet, ils comprirent que le meunier était sorti. Porte fermée à double tour. Entravées, les ailes ne tournaient plus. L’échelle dont se servait Cornille afin de monter resserrer ou distendre les voilures, gisait sur les granules pierreux du parterre. Les jeunes la dressèrent contre la façade, l’escaladèrent et pénétrèrent par la fenêtre restée ouverte. La salle de meule était vide. Pas un sac, pas un grain. Nul révélateur de farine ne frétillait dans les rais de lumière, ne stagnait accroché au granité du mur circulaire ou ne rendait visibles les toiles d’araignée. Ne flottait aucune de ces odeurs chaudes de froment écrasé qui embaument l’intérieur des moulins. L’arbre de couche se dissimulait sous une grise poussière. La pièce du bas donnait à voir le même aspect d’abandon, de misère. Un mauvais lit, bah plutôt dire un grabat, et quelques guenilles éparses. Pas un bruit, pas un son. Pas même celui du quignon sec d’un pain pourtant de son, qui pesait sur du courrier non décacheté. Dans un coin s’épaulaient quatre sacs crevés d’où s’écoulaient des gravats mêlés à de la terre blanche.

C’était ça, le secret de Cornille ? Des plâtras qu’il promenait par les routes pour sauver l’honneur du moulin, laisser croire qu’il s’y moudrait toujours du grain ! Pauvre moulin…

Si ses ailes viraient toujours, sa pierre de meule tournait à vide…

Les amoureux revinrent en larmes, racontèrent aux parents du jeune homme ce qu’ils venaient de découvrir. Vite, le voisinage fut mis au courant. Bientôt l’effervescence gagna le village entier.

Tout le grain de froment que recelaient encore quelques greniers s’amassa promptement. Sortis de leur torpeur, les ânes se laissèrent hâtivement bâter, puis charger et conduire en longue procession jusqu’au moulin de Cornille…

Devant sa porte béante, assis sur un sac de plâtre le meunier pleurait à fendre l’âme, la tête dans ses mains. Restée plaquée à l’oblique sous la fenêtre, l’échelle lui démontrait implacablement que son secret avait été percé pendant sa courte absence. L’oubli de la rentrer à l’intérieur lui apparut alors comme l’imprévisible grain de sable survenu pour enrayer tout le mécanisme de sa stratégie.

L’homme sanglotait « Pauvre de moi ! Après tant d’années de fabulations, je n’ai plus qu’à mourir. Le moulin est déshonoré ! »

À ce moment les ânes arrivèrent ici, sur la plate-forme. Au milieu des piaillements d’oiseaux, les villageois crièrent « Ohé du moulin !… Ohé maître Cornille !… ».

Vite, leurs sacs s’entassèrent devant la porte. Là, là et là, le beau grain roux se répandit par terre.

Le vieux meunier ouvrait de grands yeux en regardant au creux de ses mains fripées « Ah mais c’est du blé ! Seigneur Dieu !… Du beau grain !… Ah je savais bien que vous me reviendriez ! Tous ces minotiers ne sont que des voleurs ! Je le savais bien !… »

Quand les gens voulurent le porter en triomphe jusqu’au village, Cornille déclina l’escapade suggérée. Tout excité, il ne savait que répéter « Non non ! Il faut avant tout que je donne à manger à mon moulin ! Il y a trop longtemps qu’il ne s’est rien mis sous la dent ! »

Et tous eurent les larmes aux yeux en le voyant se démener de droite et de gauche, éventrant les sacs, surveillant la meule tandis que le grain s’écrasait et que toute guillerette, s’envolait au plafond la fine poussière de froment.

Déboulant par la fenêtre du haut, un courant d’air, sans doute doté d’un grain de malice, en rabattit un large voile sur Yvette qui redevint Farine, la revêtant telle une mariée aux yeux de son amoureux…

Voyez-vous, Monsieur… Eh bien, à chaque fois que je viens ici, je me dis que davantage qu’un accord du meunier, c’est ce moulin qui consentit au mariage de mes grands-parents Yvette et Gaspard…

Allez zou ! Fi des attendrissements. Vous vouliez le voir ? Eh bien vous l’avez vu, le moulin de Cornille.  Maintenant ramenez-moi à Pampérigouste. Tout compte fait, il est tard. »

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