Les chiffres me prennent la tête ! Moi qui pensais que les calculs ne s’attaquaient qu’aux reins et à la vésicule …

Les chiffres ne sont égaux que par leur ego !

Prenez Monsieur 1 par exemple. Je dois préciser qu’en privé, ces seigneurs se font appeler Monsieur, c’est dire.  Monsieur 1, puisqu’il est question de lui, se dit premier en tout, sans être premier pour autant. Il revendique la marche la plus haute de tous les podiums. Sa grande fierté ? Être à lui-seul la part entière du nombre d’or de Fibonacci.

Ce à quoi, Monsieur 2 s’empresse de dire qu’il est celle du petit e de l’exponentielle inventée par Neper et Euler. Tout en ajoutant qu’il est le premier des premiers, le nombre de Lucas, de Bell, de Markov… Bref, à l’écouter, tous les grands physiciens n’auraient juré que par lui. Et il interroge avec aplomb : « De quoi nos ordinateurs seraient-ils faits sans ma puissance ? ».

Au petit jeu des constantes célèbres, ni une ni deux, Monsieur 3 clame qu’il est la partie entière du Pi d’Archimède. Archimède, célèbre pour sa poussée à la roue dont lui-seul savait calculer la circonférence. Avec autant de prétention, Monsieur 3 ajoute que c’est grâce à sa puissance que le cube est ce qu’il est.

Monsieur 4 prétend être associé à une multitude de comptages : les cœur, carreau, pique et trèfle des cartes de jeu, les saisons en astronomie, les cavaliers de l’Apocalypse, les points cardinaux et bien d’autres encore. Il va même jusqu’à s’attribuer le nombre de Mousquetaires, avant de se faire reprendre par Monsieur 3 qui le menace d’un duel.

Imbu de son état, Monsieur 5 affirme être le premier nombre sexy, en couple avec le nombre 11. On aura tout vu avec ce caprice de mathématicien consacrant les nombres premiers dont la différence deux à deux est égale à 6. Sans oublier que Monsieur 5 fait des pieds et des mains les membres à sa valeur.

Jamais en reste, Monsieur 6 se dit parfait, ni plus ni moins. Tout cela parce qu’il vaut à lui seul autant que tous ceux qui cherchent à le diviser réunis. Messieurs 1, 2 et 3 apprécient … Indifférent à leur réaction, il exhibe les symboles que les mythes lui attribuent : celui de la féminité, de la beauté, de l’équilibre, de l’harmonie. Ni moins ni plus !

Toujours prompt à écraser les autres de sa superbe morgue, Monsieur 7 clame haut et fort qu’il incarne l’esprit, l’introspection et la sagesse spirituelle. Et au passage, il se prétend numéro de la chance par excellence. Excusez du peu !

Sans aucun complexe, Monsieur 8 dit représenter le cosmos tout entier. Et accessoirement, les directions de la rose des vents, la justice, la perfection. Sans oublier, l’octave, sans qui, Jean-Jacques Goldman ne pourrait pas dire que la musique est bonne. Il adore qu’on lui octroie le surnom de Grand 8.

Encore plus prétentieux, Monsieur 9 ramène tout le monde à un constat implacable : placé en tête d’un nombre, il fait grimper sa valeur. Ce qui ne l’empêche nullement d’incarner selon lui l’altruisme, la compassion, la générosité, ainsi que l’idéal d’une conscience globale. Quoi de 9 à part cela Monsieur 9 ?

Et Monsieur 0 dans tout cela ? Ne m’en parlez pas ! Lassé d’être le paria des neuf autres qui le traitent de nul, il contrattaque en se prétendant le « chiffre décuple » au jeu de scrabble numérique. Ainsi, invité à la fin d’un nombre, la valeur de celui-ci s’en trouve multipliée par dix.

Je dois reconnaître que tous les chiffres savent se mettre en valeur, avec sincérité et spontanéité. Ce qui fait d’eux de réels entiers naturels. Mais ils ne cessent de se diviser, ce qui, somme toute, paraît normal pour des chiffres. Mais ils détestent être en reste, d’où leur habitude à se regrouper en petits clans.

C’est ainsi que les chiffres pairs, se voyant doubles, traitent leurs moitiés de simplettes. Les carrés réécrivent l’histoire en négligeant leurs racines. Quant à ces Messieurs 2, 3, 5 et 7, fiers d’ouvrir la lignée des nombres premiers, ils se targuent de diviser bien des nombres, alors qu’eux ne se laissent diviser que par eux-mêmes. Et pourtant, ils ne doutent pas d’eux …

Messieurs 1 et 8, les deux cubes du club, estiment donner une autre dimension à ceux qui comptent. Ils font leur cinéma, se voyant arpenter Les Sentiers de la gloire dans le film Stanley Cubique.

« Nous sommes la base de toutes les avancées computationnelles » lancent en chœur Messieurs 0 et 1. Ce à quoi tous les autres chiffres rétorquent que, de nos jours, la tendance est au non-binaire avec l’avènement du quantique. 

Silencieux, je ne fais que les écouter, les chiffres parlent d’eux-mêmes. Et ne dit-on pas qu’ils ne mentent jamais ? Mais, un jour, préférant la suffisance d’excès aux excès de suffisance, je voulus savoir si l’on pouvait vraiment leur faire dire ce que l’on veut. Alors, je leur demandai : « Ça se chiffre à combien ? ». Je savais la question totalement stupide, mais de là à déclencher un déchaînement de pulsions sexuelles …

Monsieur 0 voulu entraîner Monsieur 1 dans un concours de bits, pas assez vite car Messieurs 1,2,3 s’en allaient déjà au bois, cueillir des queues, de cerises … Monsieur 4, subitement attiré par son double, se jeta sur les rondeurs du Grand 8. Quant à Monsieur 6, hostile aux plaisirs solitaires, il débuta un va et vient entre un 69 renversant et un 5 à 7 enflammé.

On était loin des œuvres élégantes de l’académie des Lettres. Le club des 26 n’aurait pas eu de mots pour décrire les facéties en nombres de ces numéros. Ce n’est pas par hasard que l’on parle de belles lettres. Pas de prise de tête avec elles. Majuscules ou minuscules, elles se savent égales entre elles. D’une intégrale finesse, elles nous régalent dans des mots dignes d’un Graal.

On compte en chiffres ce qui se mesure.

On conte en lettres ce qui s’apprécie !

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