Je les ai toutes conservées. Toutes rassemblées dans un tiroir, ces empreintes de mon corps prises au fil des années. Je possède une belle collection de pieds, de mains, de doigts, de bouches (pour ne citer que celles que je peux partager). Autant de bouts de mon corps inscrits dans plâtre, résine, céramique, encre, peinture. Une collection de pièces détachées qui ne s’ajustent pas comme celles d’un puzzle, qui sont les fantômes de moments de pétrification, des sortes de cailloux énigmatiques qui jalonnent mon histoire corporelle.
Quand je regarde la trace de mon pied de bébé dans le plâtre du moulage, PH neutre, hypoallergénique, sans risque pour la peau sensible des petons des nouveau-nés, je n’imagine pas un instant que ce puisse être le mien. Mon nom est y inscrit, ainsi que la date de capture -j’ai trois jours-, et je me dis qu’à moins d’une erreur à la maternité -toujours possible- cette empreinte est bien celle de mon pied ! Inquiétante étrangeté !
Je dispose aussi d’empreintes de ma main. La plus réussie correspond au moment où, à l’école, moment inoubliable, on fait de l’art pariétal. La main de l’enfant est plongée dans un bac de peinture acrylique non-toxique, puis appliquée sur un carton ou une toile, et ça fait de jolis cadeaux pour la fête des mères. Ma main est rose. Celle des garçons était bleu je m’en souviens. On pouvait les comparer sans les confondre.
Mon tiroir conserve également quelques documents officiels et papiers d’identité attestant de l’empreinte de mon index : Appuie plus fort sur le tampon encreur !… Maintenant pose ton doigt dans le rectangle… Appuie encore ! Bien… Maintenant essuie ton doigt ! Ainsi j’appris qu’essuyer n’est pas effacer, car mon doigt restait longtemps taché de noir, signe persistant que j’avais bien rempli mon devoir.
Comme j’ai passé une longue partie de ma vie, bouche ouverte, chez les dentistes-orthodontistes-prothésistes, mes empreintes dentaires sont les plus nombreuses. Avant l’usage du scanner, on mordait une sorte de goulotte emplie de gel-silicone-mastic-chewing-gum très collant (hauts de cœur assurés). On conservait tous les moulages pour suivre l’évolution des dents au fil des interventions, d’où l’exceptionnel alignement de bouches qui m’offrent leurs sourires plâtrés quand j’ouvre mon tiroir.
Pour être fière de ma collection, à l’évidence, il manque une vraie empreinte artistique. Hélas je n’ai pas rencontré Yves Klein !… J’aurais tant aimé participer à ses expériences d’anthropométrie ! J’aurais adoré être une femme-pinceau. Que mon corps tout entier, enduit de peinture, serve de tampon-contact. Que mes rondeurs plaquées sur la toile fassent œuvre d’art. Qu’enfin mon corps provoque une émotion, qu’il marque les esprits, qu’une trace singulière et dérangeante persiste dans les mémoires ! Car, qu’est-ce un corps qui ne laisse pas d’empreinte émotionnelle ?…