À Montauban, la jeune demoiselle est revenue de Paris en diligence, auprès de sa mère et de ses trois jeunes sœurs. Elle est toute survoltée d’enrichir d’impertinents ouvrages la bibliothèque familiale et de révolutionner les ambiances dispensées jusqu’alors dans leur salon de musique, grâce à son apport de partitions tendances.
Le papa, important maître boucher de la région, n’est pas là. Quasiment toujours absent car pris par son commerce, la routine, les affaires, un peu de politique et sans doute beaucoup de gourgandines par-ci par-là.
L’hôtel particulier entouré d’un vaste jardin clos de murs est agréablement décoré, meublé bourgeoisement mais sans ostentation. Il y règne une ambiance chantonnante et primesautière suggestionnée par Madame Marie, l’omniprésente maîtresse de maison qui de cave à combles, virevolte toujours joyeuse comme un pinson.
Voilà dix-sept ans déjà, que son ami d’enfance devint son amant. Jeunes gens, ils voulurent se marier mais n’eurent pas le courage de lutter contre la tyrannie de leurs parents. Même si ouvertement personne n’en parle, la rumeur grimpe, propageant sous cape que ce monsieur serait le réel père de ses quatre enfants. Quatre filles.
Et ce depuis « Mademoiselle première », la gracieuse Olympe.
Cajoleuse, la maman démêle les longs cheveux de sa jeune parisienne tout juste rentrée. Elle s’horrifie soudain, en découvrant que des poux logent sur son crâne. Panique ! Madame Marie hurle « Olympe a des poux ! Olympe a des poux !… Il faut trouver pommade, potion, onguent…tisane ! Qu’importe, mais vite il faut la traiter ! »
Ah oui traiter, cependant comment et avec quoi ? Utilisation de révolutionnaires remèdes chimiques ou bien retour à d’ancestrales pharmacopées ?
Éloignée de tout apothicaire, herboristerie, boutique similaire, leur demeure si moderne soit-elle ne possède rien pour vaincre cela. Une infestation contractée lors du voyage, attrapée dans quelque auberge ? Peut-être même à Paris où Olympe est hébergée chez les parents de son trop beau cousin Pierre, lorsque régulièrement elle fréquente la capitale afin de se joindre aux groupements de dames qui se révoltent, réclament une charte leur reconnaissant des droits. De courageuses femmes prônant une évolution, voire même, poussant à fomenter une révolution.
C’est que, du haut de ses seize ans bien entamés, Olympe a des idées. Du caractère pour les faire avancer, un père qui les finance et un autre, l’amant de sa mère, se chargeant en sous-main de lui obtenir l’ouverture de porte des influentes Parisiennes gagnées à la cause.
Pour l’instant, la cage du magnifique escalier à double révolution répercute les cris de Madame Marie « Olympe a des poux ! Olympe a des poux ! Mon Dieu, Olympe a des poux ! ».
C’est l’effervescence, la désolation devant l’inimaginable, l’inquiétude, la peur.
Les trois filles tournicotent autour de leur grande sœur et de leur mère submergée par cette calamité qui l’épouvante. Enfant imaginative, la petite dernière tente une vision fantaisiste « Que, de nuit, ta chevelure serait lumineusement agrémentée, mon Olympe, s’il s’agissait de lucioles ! Oh tu t’imagines, la tête enguirlandée de lucioles !… »
Et le temps passe en affolements stériles « Olympe a des poux ! Olympe a des poux ! »…
Quelle décision prendre ? Aucun médecin dans le voisinage… Que faire ?…
Ah il y a bien Valère ! Jardinier sans âge, lettré, doté d’un esprit fin, ancien de Versailles revenu au pays. Un serviteur que, dans son dos, toutes surnomment non sans gentille ironie « Monsieur voyez-vous », à cause de son tic de langage. Il est dans le parc, en train de tailler, de coiffer les topiaires. Mais oui bien sûr ! Lui, possède le secret des sulfates, acides, bromures, baumes en tous genres pour combattre insectes et bestioles, vermisseaux et autres larvaires.
Mais bien sûr, voilà ici et sous leur main l’homme providentiel qu’il leur faut. Valère !
Vite requis, le jardinier se retrouve point de mire du salon des maîtresses.
« – Oui, oui, voyez-vous Madame de Gouge… Il s’agit bien de poux qui cavalent et prospèrent sur le cuir chevelu de Mademoiselle Olympe, voyez-vous… Et ça ne se voit pas, voyez-vous, mais pendant que nous discutons, là, ils pondent, pondent…
Voyez-vous, vous ne pouvez pas voir à quelle allure ces saloperies-là se multiplient !
On ne peut pas dire qu’elles sont lentes à produire des lentes, voyez-vous ! Une seule solution, pour traiter il faut couper, tondre et raser ! Carrément, voyez-vous !…
Et désormais, n’approchons pas notre grande demoiselle, sinon voyez-vous, tout le monde y passera !… Il faut nous entortiller la tête, voyez-vous… Vite, protégeons-nous avec chiffons et serviettes !… »
Teigneuse, plutôt que pouilleuse, Olympe se révolte véhémentement :
« – Des poux, des poux ! J’vous en ficherai, moi, des poux !… Quel raseur vous faites, Valère ! Est-ce que je m’occupe de votre tic ?… »
Sa mère intervient :
« – Ah ma grande fille chérie, je crois malheureusement que nous devons en passer par ce que recommande notre bon Valère ! Jamais nous n’avons eu à regretter ses conseils…
– Mais Maman, comment peux-tu concevoir cela ! Sans mes cheveux je ne serai plus pareille !… Ah mes beaux cheveux !… Oh là là mon Dieu, je ne pourrais pas retourner à Paris ! Pas question de me montrer ainsi à mon beau cousin Pierre !… Et petite sœur qui aime tant me les coiffer, les répartir à part égale, droite, gauche de ma tête et frictionner la raie centrale avec une odorante lotion capillaire… Ou encore, nouer en grosse touffe ma chevelure avant de m’aller coucher !… Ah là là !… » se lamente Olympe, le regard humide appuyé sur sa benjamine qui demeure bouche bée.
Docte, Valère temporise « – Ah voyez-vous Mademoiselle, cette préconisation n’est que ponctuelle, pas une irréversible révolution ! Si en temps ordinaire, de votre symétrique coiffure la raie vaut lotion, voyez-vous, le désagrément qui aujourd’hui altère votre coiffure commande l’emploi d’énergique moyen afin de la recouvrer saine et aussi luxuriante… Et au plus tôt car il faut que je vous dise, soyez rassurée parce que de mémoire de jardiniers, voyez-vous, tout ce que nous coupons repousse toujours ! Alors, oubliez mes remèdes et recettes chimiques ! Et puis tiens, afin de vous rendre le sourire, badinons… Voyez-vous, badinons avec notre belle langue de Molière tout comme dans les jardins de Versailles, entre certains disciples de Le Nôtre, nous nous en amusions… Et moi, d’en rigoler encore dans le vôtre !…
Voyez-vous, et là je m’adresse à vos cadettes, si votre aînée, mesdemoiselles, était mariée et que toutes trois vous vous liguiez pour tuer les poux de votre sœur avec mes produits chimiques, cela ne relèverait pas d’un « fratricide », comme nous le pourrions entendre… Hé oui, comme il ne s’agirait pas de tuer votre beau-frère, en l’occurrence ce ne serait qu’un « insecticide » !
– Oh Valère, devant mon désarroi, mon cafard et ma crise, pensez-vous le moment venu d’user de pitrerie ! » soupire Olympe entre ses larmes, toute colère rentrée.
– Mais Mademoiselle, il y a pire plaies que les poux, voyez-vous… De Paris vous auriez pu nous ramener des punaises de lit !
– Et puis quoi encore, Valère ? Des rats, des surmulots ? Croyez-moi, quand notre capitale subira de telles avanies, sous le Pont-Neuf sera coulée bien de l’eau !…
Mais Dieu du ciel, pour circonscrire cette contagion, que n’existe-t-il d’ordonnance pour une pilule, une lettre pour un cachet, une prise de pastille !…
Bref, Valère, s’il faut en passer par là, allez-y ! Coupez et rasez !… Au lieu de retourner les étêter, cela vous distraira de vos ifs… Je porterai perruque sur mon crâne d’œuf, le temps que repoussent mes tifs ! »
Ainsi est-il fait à Montauban, un soir de septembre 1764.
Repliée hâtivement derrière sa porte de chambre souffletée violemment, Olympe se révolte face à la psyché lui révélant son crâne marbré rouge bleui. Elle fait volte-face, pleure toutes les larmes de son corps et s’affale à plat ventre sur le lit. Poings serrés, elle se façonne rageusement une corbeille dans l’oreiller, y enfouit son visage et s’abîme dans un fiévreux sommeil assailli par ces genres d’incompréhensibles projections que seuls les rêves sans queue, et surtout sans tête, savent créer. Pêle-mêle : après une camomille dégustée entre des moulins, parce qu’elle l’admira beau Olympe se voit accepter d’un jeune homme une somptueuse robe (est-ce Pierre ?) pour sa mère afin de voir Marie en toilette, un sein juste dégagé. Mais à peine saisie, l’étoffe tendue s’avère mitée et tombe en cliquette…
Oh non, non, cette fois s’en est trop ! Olympe s’oblige à un éveil énergique pour s’exorciser de démentielles hallucinations ne rimant à rien. Elle baille, esquisse un haussement d’épaules en cherchant à ramener d’un seul côté de sa nuque la crinière de cheveux disparue.
De nouveau à plat-ventre, elle veut se rendormir. En quête d’apaisement, ne trouve pas mieux que les dires crétinisant de sa jeune sœur.
Bien opportune divagation, saisie pour flotter sur un lumineux rêve aux lucioles.
Au matin, tirée en sursaut du sommeil par un métal froid, comme une lame tombée sur sa nuque blanche, elle hurle et se dresse transpirante, sort du terrible cauchemar dans lequel elle se voyait la tête sur un billot, cou tranché par le bourreau.
Elle rit aux éclats en comprenant que la tringle de la moustiquaire s’est décrochée du ciel de lit, brusquement dégringolée sur le ras de sa nuque… Et rit de plus belle quand, se caressant la tête, elle constate que cette peur bleue ne lui a pas même dressé les cheveux.
Lors du petit-déjeuner, mère et sœurs rient aussi en l’écoutant raconter son effroi.
La benjamine, bouche pleine, bien que partiellement édentée, peine à se faire entendre lorsqu’elle crachouille que Monsieur Voyez-vous est maintenant « jardiffeur », nom de métier obtenu d’une contraction des mots « jardinier » et « coiffeur », le fruit de ses nocturnes cogitations.
Puis, sur Valère toutes sortes de blagues un peu tirées par les cheveux étant consommées, la gamine zozote sa conclusion :
« – Tu vois mon Olympe, pour une nuit encore tu aurais eu le cou protégé par ta touffe de cheveux… Bien fait ! Écouter Valère t’a fait cauchemarder cette grosse terreur !… Tralali et tralalère ! »
Vingt-neuf ans plus tard, faisant suite à la décapitation de Mirabeau et devançant celle de Saint-Just, puis de Robespierre et de Camille Desmoulins, le 3 novembre 1793, deux semaines après Marie Antoinette, Olympe de Gouge est guillotinée à Paris, place de la Révolution.