Pour Fabienne Yvetot
Nous sortions de la Gemäldegalerie et commentions avec animation l’austère collection des Dürer, ces visages absents à l’instant, leur regard intérieur habité du salut, les Cranach fougueux, danse de mort et vanité. Nous avions tant aimé les cieux mélancoliques, changeants et laiteux de la petite danseusede Watteau…
Le temps était à l’orage et la tour de télévision d’Alexanderplatz, sa silhouette de château d’eau à la gloire du régime soviétique, restait invisible, occultée par un épais brouillard. Malgré le froid de l’hiver berlinois, nous avions le projet de longer la Spree en quête des fameux tuyaux qui drainent l’eau de la ville, emmaillotent de couleurs vives les charniers de l’Histoire.
Naguère, avec passion, tu avais célébré comme un hymne à la peinture, son alchimie et son audace, ces alambics géants, leurs contorsions acrobatiques et rutilantes. Tu les croquais, les gravais et puis les peignais sur d’immenses panneaux : Berlin, panorama de la ville au tournant du siècle, 1991-2014.
L’orage ne se déclarait pas et nous aurions le temps de revenir au calme sur la Potsdamer platz pour revoir Birkenau, le quadriptyque deGerhardtRichter inspiré par les photos d’un prisonnier juif du camp de la mort ; peut-être même nous resterait-il assez d’énergie pour regarder MemoryLost de Nan Goldin qui passait en boucle sous un chapiteau de la NeueNationalgalerie : poussière des corps, des émotions…
Sous le ciel plombé, tu guettais la tuyauterie baroque gorgée d’eau dont tu avais sacré tes personnages comme d’une mitre ironique et superbe. Tu renouvelais mentalement la cérémonie de ce sacre, ton exaltation, ta joie…Derrière des façades de verre, mille et une variations rocaille accompagnaient le cinéma de leur apparition, de leur passage.
Berlin, janvier 2025 : nous avions traversé la ville à la recherche de ses godrons colorés, de ses coiffes fantasques. À la disparition de sa parure (jetée à terre, envolée ?), nous devions nous résigner. L’eau gelée de la Spree avait reflété nos ombres, miré notre déception. Sur Alexander platz, aussi blanc que le costume de Pierrot, le ciel était à la neige. La tour de la télévision rayonnait, silencieuse. Avant de transir sous les assauts des flocons, nous avions juste le temps de gagner l’entrée de la Neue Nationalgalerie, d’y lustrer nos corps, nos émotions : Birkenau, Memory lost…