( V. H. Poésie – tome VII – Saison des semailles -)
« Tiens gamin, passe-moi donc Victor Hugo pourque j’assaisonne ma salade ! » Et Grand-père Auguste prenait des mains de Papa le support des deux burettes en porcelaine blanche, les vinaigrier et huilier qu’une boutade de naguère voulait voir de cette sorte marqués des initiales de l’écrivain. Des éléments fragiles parmi la centaine de pièces, en plus du moutardier, qui constituait notre vaisselle d’apparat. Ainsi la famille réunie dans la grande salle aux murs couverts de livres reliés, prenait-elle ses repas dominicaux sans cesser d’évoquer Victor Hugo. Mais également Guy de Maupassant, puisque appellation sous laquelle se passait de mains en mains l’autre pièce de porcelaine aux initiales d’or gravées sous chacun de ses becs verseurs, la saucière proposant côté Gras et côté Maigre. Celle-ci étant la réplique d’une première qui par la faute d’un tangage, peut-être geste allègre ou maladroit, se retrouva brisée en mille morceaux sur le carrelage, au cours d’un repas.
Sensible au récit de cette mésaventure racontée par Grand-père lors d’une visite à Limoges, le chef-boutiquier des Manufactures de Porcelaines prit l’initiative d’offrir à ce client cordial, une identique saucière de remplacement. Un audacieux geste vendeur, terme qui à l’époque se voulait expression moins affairiste que la locution « geste commercial ». Hélas les gestionnaires de l’usine n’entendirent pas d’une oreille amène, la prodigalité de leur employé. « Comment ça ! Une saucière de ce prix, donnée à un riche bourgeois ! »
Et l’affaire, commentée à toutes les sauces, fut rapportée au plus haut niveau des Manufactures. En dépit d’une retenue de salaire équivalant au prix de la saucière, le grand patron, implacable, démit le vendeur de son emploi. Mais où limoger quelqu’un qui déjà, habite Limoges ! Ce licenciement suscitant une vive émotion dans la fabrique de porcelaines, bientôt l’outrance patronale révolta toute la ville. S’ensuivirent agitations, gesticulations et grève générale. Aussi vite que monta la tension, l’oriflamme des Manufactures de Porcelaines fut descendue de son mât. Puis malmenée, exhibée à travers places et rues où défilèrent par centaines les manifestants, se muant en émeutiers lorsque leur furent opposés les Gardes Mobiles qui, ironie de l’histoire, portaient sur leur vareuse les initiales de la saucière. Sans doute parce qu’ils savaient comment assaisonner les ouvriers, gras et maigres… Héroïquement assis à cheval sur une barricade, le chef-vendeur cavalièrement licencié, soucieux de ramener la paix, intervint entre ses collègues et la soldatesque escouade « Halte à tout cela, camarades ! Si l’on veut faire un geste symbolique, il ne faut pas brûler le drapeau mais le laver ! »
Informé des origines de l’affaire qui jusqu’à Paris faisait la ‘une’ des journaux, Grand-père Auguste, aussitôt révolté, recueillit ce mis-à-pied. Il lui fit quitter le chaos l’impliquant là-bas, pour l’employer chez lui comme jardinier. L’homme limogé connut alors terreau, humus et terre de bruyère en lieu et place du kaolin blanc. Un geste commercialement adroit peut-il faire oublier un geste malheureux ? Voire osé, sachant que la première Guy de Maupassant fut brisée après avoir été lâchée par une soubrette, offusquée d’un soi-disant geste déplacé de Grand-père. « Dis Maman, ça veut dire quoi, un zeste déplacé ? », question d’enfant que j’émis, la bouche alors disgraciée par la chute de deux de mes incisives de lait. « Nous ne t’en cit’rons pas ! Sache que jeu de mains, jeu de vilain ! Tu apprendras par toi-même à te préserver de ce genre de pépins ! », me répondit Maman, lançant un regard noir à son beau-père. Réponse bonne à déclencher, en pourtour de table, d’étincelants sourires sitôt embrunis. Que certains convives, même, ombrèrent d’un geste de leur main. Réplique acerbe, type mornifle, faisant piquer dans son assiette le nez de Grand-père et obscurcir le regard de Grand-mère… Quant à moi, il fallut que je me contente de la réponse maternelle, trop occulte pour renseigner mon jeune âge. Vous pensez bien que, passées mes primes années, j’appris vite de quel genre de gestes il retournait, quand de leur main leste certaines péronnelles de mon école me les sanctionnèrent d’une gifle.
Cette servante néophyte s’était-elle aventurée à vouloir aguicher Grand-père Auguste, en commettant pendant son service une gestuelle, une mimique qu’il comprit comme une invite ?… Un soufflé fumant déposé en milieu de table aurait-il donné à l’outragée l’idée de répliquer par un soufflet, en lieu et place du sacrifice d’une saucière ?… Ce jour-là, Grand-père se méprit-il vraiment, à la vue d’un geste ambigu de la prude pubère ?..
« Bah, la pudeur que l’on prête aux femmes pimente la moindre liberté de leurs gestes !… », citation sans doute puisée dans nos bouquins par Papa, vaillant soutien de son père, car, sans doute lui aussi, héritier de pareilles gestuelles. Ne me dit-il pas parfois « Chaque saison est la pensée de celle qui la précède. L’été vérifie les gestes du printemps. À ton tour, mon fils, tu constateras cela par toi-même ! » Et de poursuivre, pensif « Les gestes seraient-ils plus éloquents que les mots ? En tout cas, il est clair que nos gestes s’avèrent être les plus sûrs traîtres de nous-mêmes… Alors mon petit, fais toujours attention à tes sentiments et aux pulsions qu’ils génèrent ! »
Quoi qu’il en fût, et en dépit des semeurs de conseils, je ne m’en privai pas. Conscient qu’un temps viendrait, espéré le plus lointain possible, où zozoter de nouveau signifierait porter un appareil dentaire que je ne serais plus en capacité de bien ajuster. Cruelle étape me signifiant la fin des privautés. Annonce que je ne devrais désormais ne consacrer mon reste de vie, qu’à l’art d’être grand-père.
Tard, au soir d’hier, lors de son attaque cardiaque Auguste ne bénéficia pas rapidement de premiers gestes de secours. L’ambulance ne pouvant entrer dans la propriété à cause du geste de quelqu’une qui verrouilla trop tôt la barrière de cour. Revanche prise à retardement sur d’anciens conflits ancillaires ? Un geste alors criminel ?… Si oui, preuve serait faite que ne sont pas toujours salvateurs, les gestes barrière.
Centre hospitalier. Journée de soins, hélas bien inutiles.
« Qu’il est difficile de trouver un geste pour quitter une personne que l’on ne reverra jamais… », me dis-je en sortant de la chambre du mourant… Grand-père avait été chef d’orchestre. C’est dire s’il connaissait la gestuelle, ayant mené des centaines de gens à la baguette, sa vie durant. Chanteuses et chanteurs, instrumentistes, joueurs de vielle, de fifre, bombarde et tambourin, lorsqu’il dirigea des concerts consacrés aux ‘ Chansons de geste ‘ parvenues des temps anciens. Celle de Roland, bien sûr, et le fameux triptyque, les trois cycles fers de lance. Celui du Roy, celui de Garin de Monglane et le dernier, attribué à Doolin de Mayence. « La geste » étant la forme sous laquelle trouvères et troubadours disaient leurs poèmes épiques, voyageant de châteaux en palais afin d’y sublimer avec amour leurs mémorables héros.
À la dernière heure, lorsque viennent à manquer les mots, ne survit que le geste. De ce lit ne pouvant être, d’évidence, celui d’un hypocondre tragédien, Grand-père à barbe blanche m’offre ce qui lui reste. La force de soulever une main.
Grands dieux, que lui répondre…
D’un coup, je vois Victor Hugo dans ce geste d’Auguste qui se meurt.