« Oh excuse-moi Jeannot ! Pousse-toi ! Vite ma page quatre-vingt… Vite, mon passage de la page quatre-vingt. Crayon neuf ! J’ai de nouvelles idées ! » lance surexcité le prisonnier en passant le seuil de sa cellule après avoir marché, par excès de précipitation, sur le pied du gardien qui le raccompagne d’une balade dans la cour. Une succession de passages obligés que Jeannot, muni de son passe, ouvre et ferme à mesure de leurs labyrinthiques trajets aller-retour.
Soulignés du grincement des grilles, et attestés par les cliquetis de serrures, les passages ne manquent pas dans le Centre pénitencier.
« Passage » est aussi le mot-leitmotiv dit et redit par le condamné depuis toutes les années qu’il cisèle l’écriture de sa biographie, dès qu’il en a le loisir tant ses journées croulent sous les textes à travailler. Car en plus d’apporter une aide aux codétenus et surveillants pour rédiger leurs courriers, il écrit des romans policiers qui se vendent comme des petits pains, édités à raison de quatre par an. Bouquins à forts tirages, et traduits dans une vingtaine de pays. Un passe-temps jouissif, et lucratif puisqu’il fait de lui un millionnaire.
Depuis qu’il déroule l’histoire de sa vie en la livrant au papier, il se rend compte qu’elle n’est qu’une succession de passages souvent ardus. En commençant par sa venue au monde, à l’aide des forceps. Ses scolarités furent chaotiques, rythmées chaque fin d’année par des conseils de classe statuant sur le bien fondé d’un passage en classe supérieure… Bah, il n’étudiait que la littérature, lisait, dévorait les romans des bibliothèques de chacune de ses écoles, collèges, lycées, au détriment d’un studieux apprentissage des autres matières. Ne comprenant rien aux maths, physique et chimie qu’il abhorrait, plutôt que de chercher à se mettre à niveau, il trichait sans état d’âme afin d’être tout juste admissible.
Puis vint le temps du passage sous les drapeaux. En manœuvres dans des champs de blé, par erreur quelques balles traçantes l’évitèrent à moitié. Seul moment où d’emblée, il se sentit à demi-cible. Souvenir associé à celui du jour de permission où il subit un cuisant passage à tabac, pour une cigarette refusée à un soldat plus costaud que lui, dans le Passage Jean Nicot de sa ville de garnison. Un séjour militaire au cours duquel il passa le permis de conduire, au bout d’un nombre incalculable d’heures de formation dispensées par un sous-off instructeur, en échange de l’écriture du courrier du cœur de celui-ci. Puis il obtint le précieux sésame. En partie grâce à d’identiques échanges de bon procédés avec l’officier examinateur.
Désormais rassasié de littérature jusqu’à l’écœurement, il ne lisait plus. En revanche il écrivait, écrivait… De chauffeur, il devint secrétaire des capitaines, puis des colonels, et prête-plume d’un général de cavalerie pour lequel il transcrivait le journal de ses campagnes. Un best-seller qui, s’il ne lui rapporta aucune popularité, lui fit gagner suffisamment d’argent pour vivre plusieurs mois sans travailler, le rendit confiant dans ses talents, lui mit le pied à l’étrier pour tenter l’aventure rêvée : devenir écrivain.
Libéré des obligations militaires, il retourna près de Micheline, sa fidèle fiancée. Réciproque passage de bague aux annulaires, et que vivent les mariés !…
Tels le douanier Rousseau, le facteur Cheval, l’instituteur Marcel Pagnol ou le diplomate Paul Claudel, il se dit qu’un emploi de fonctionnaire lui permettrait de donner libre cours à sa passion artistique. Se sentant en passe d’être sur la bonne voie, la certitude de pouvoir enfin se mettre à niveau lui fit accepter un humble emploi : gardien de passage-à-niveau.
Flanquée d’une prairie, la coquette maisonnette située à la croisée d’une route et de voies ferrées, lui parut être son palais idéal. Un logement de fonction octroyé par la Compagnie de Chemin de Fer, en échange d’astreintes de jour et de nuit, qui, puisqu’il écrivait, mangeait, et bien souvent montait la garde sur un lit de camp dans le bureau de service jouxtant le passage, ne l’astreignaient guère.
N’ayant aucun loyer à payer, disposant d’un petit potager, d’une basse-cour, de clapiers, et même d’une vache brouteuse d’herbe et donnant le lait, que demander de plus pour lui, son épouse et maintenant leurs enfants ! Son salaire était certes modeste mais constituait, joint aux appointements de Micheline, professeure de musique, un ensemble de revenus bien suffisants pour ne manquer de rien et pourvoir aisément à l’éducation de leurs trois garçonnets. Quatre fois par jour, il jouait au chef de station pour une autre Micheline, un omnibus de deux wagons marquant l’arrêt trente secondes, au ras de la maison. Passages instaurés par la Compagnie pour ses agents habitant tout au long de ligne, afin de faciliter leurs déplacements jusqu’à la grande ville voisine.
Seul dans la journée, il pouvait écrire tout son soûl. À la condition expresse de vite réagir quand les signaux lumineux accouplés aux sonneries stridentes lui commandaient de manœuvrer une manivelle actionnant la descente des barrières bariolées rouge et blanc. Cela pour bloquer la circulation sur la route nationale, le temps que passent les trains. Moment adoré de la vache ! Emploi tranquille, auquel il donna le meilleur de lui-même jusqu’au matin du drame.
Un jeudi, journée sans école.
Usant tôt de la navette, Micheline était en ville pour faire emplettes. Levés tard, à l’arrière de la maison les trois garçons se chamaillaient sauvagement dans le couloir. Une passade inhabituelle, et d’autant plus gênante pour leur père concentré sur l’écriture d’un roman. N’y tenant plus, et puisqu’il était gardien des pas sages, il posa son stylo, se leva de son poste pour aller les houspiller, les séparer, remettre bon ordre afin de vite retrouver la quiétude nécessaire à son inspiration. Au milieu des cris et turbulences des garnements, il n’entendit pas les sonneries se déclencher. Ne put voir, dans le bureau de surveillance, que les lampes d’avertissement signalaient l’imminente arrivée du Paris-Vintimille. Un rapide lancé à toute vitesse. Les barrières n’étant pas abaissées, sur le passage-à-niveau les véhicules engagés avec leurs occupants furent broyés, déchiquetés. Douze wagons du train déraillèrent. Horreur absolue. Des passagers tués, des blessés gravement, d’autres rendus invalides à vie. Une catastrophe nationale qui affligea le pays entier.
En plus de la Compagnie des Chemins de Fer se retournant contre lui pour faute grave, autant de familles qui n’eurent de cesse que de le traîner devant les tribunaux. Immédiat passage en prison, à titre préventif, puis longue instruction et procès à la une des journaux pendant plusieurs mois. Lourde condamnation.
Conscient de sa responsabilité, mais las des comparutions lui ôtant des heures de composition, l’incarcération définitive apparut à l’homme de Lettres comme un bienfait lui permettant d’assouvir son amour de l’écriture, sans obligations ni arrière-pensées encombrantes.
Ainsi, le détenu modèle est devenu l’écrivain-public du Centre pénitencier. Pour ses collègues de captivité il rédige leurs courriers, et aux gardiens, les rédactions de leurs gamins. Cela en plus d’écrire les sermons du père-aumônier, les allocutions composées pour Monsieur le Directeur lors des remises de médailles à ses agents, ou les remerciements prononcés pour chaque prise de retraite d’un membre du personnel. Tout comme il le fait aussi pour les vœux de Nouvel An, ou les discours de bonne réinsertion que le chef de la Centrale adresse aux prisonniers avant leur libération.
Jouissant d’une confiance sans limite qui lui accorde un statut d’exception, les passe-droits dont bénéficie le détenu privilégié sont compris et acceptés de tous. À telle enseigne que sa porte de cellule reste ouverte jour et nuit, sauf lorsqu’il s’en absente pour la promenade. Son éditeur passe tous les trois mois et recueille les romans écrits à la lumière des histoires circulant dans la prison. Ses copains sont contents, friands des passages dans lesquels on parle d’eux, ceux où sont valorisés leurs exploits criminels.
Riche de ses colossaux droits d’auteur, depuis longtemps il n’est plus en litige financier auprès des familles éprouvées, toutes dédommagées bien au-delà de l’exigence des sentences. Pardonnés, ses enfants jadis garçonnets belliqueux auxquels il doit d’être à l’ombre, tous trois devenus de très solaires et sérieux adultes, viennent régulièrement le visiter.
Il devait sortir de Centrale déjà depuis trente-ans, sa peine alors effectuée. Mais se sentant peinard dans ce refuge où il est respecté, admiré, louangé, au point qu’il y goûte la sérénité recherchée, est chauffé, nourri, et maintenant encore mieux blanchi, il fait durer le plaisir en versant pourboires et substantielles gratifications au personnel. Autant qu’il régale ses codétenus avec les colis de victuailles qu’il se fait livrer par les meilleurs traiteurs des environs.
Alors, à chaque fois qu’une menace de libération plane sur lui, conduisant Monsieur le Directeur affolé à débouler dans sa cellule pour lui annoncer que bientôt les juges des libertés vont réexaminer son cas, terrible nouvelle, le romancier emprisonné convoque dare-dare son avocat afin qu’il n’intervienne qu’avec les plaidoiries qu’il écrit lui-même contre lui-même. Des arguments rédigés à charge, et de façon équivoque, délibérément tordue, de manière qu’une fois de plus tout recours de libération soit carrément refusé. Un pacte secret passé avec son dévoué défenseur qui, en échange de coquets émoluments, consent à prendre le risque de se voir un jour ou l’autre radié du Barreau.
Pareil pour Monsieur le Directeur du Centre, devenu l’ami incontournable, le complice pour lequel il combine et truque les rapports de « bonne conduite » afin qu’ils soient compris comme étant de « mauvaise conduite ». Compte-rendus qui recoupent et corroborent l’exactitude des contrefaçons édictées à son avocat, annotations habilement rédigées pour qu’au premier regard les magistrats qui statuent sur sa remise en liberté, décident unanimement de maintenir en détention l’ancien gardien de passage-à-niveau. Ainsi, les nombreux allongements de peine pour raison de mauvaise conduite, le hissent en tête de liste des plus anciens prisonniers du pays.
Sa seule marotte, seul amour, seule passion, est de chérir le délicat passage du manuscrit de son autobiographie comportant cinq-cent pages. Celui qui commence à la quatre-vingtième et se termine à la quatre-vingt deuxième. Oh non ! Pas ces « passages » dont lui parlent les copains incarcérés ! Que nenni des brèches, des percées, des trouées vers les boyaux de canalisations menant aux égouts, aux ruelles ou canaux, plutôt que les acrobatiques descentes de cheminées, ou encore, les passages par les toits et gouttières avec rappels en bordure de corniches, les franchissements de hauts murs…
Pour ça, non, il n’est plus en santé !
Sa liberté, il ne la conçoit qu’au centre de sa Centrale. Son évasion ? À part concentrer ses yeux sur la hauteur des miradors afin de conserver son acuité visuelle, sa véritable évasion est l’écriture.
Et surtout ce passage qui va de la page quatre-vingt jusqu’à la quatre-vingt deux. Ces lignes obsédantes qui jamais ne le satisfont. Avec volupté, excitation, il en caresse chaque mot, en éternelle recherche de synonyme mieux adapté, de métaphores finement ajustées, de descriptions aux détails mieux colorés, aux sensualités encore davantage exacerbées.
Lassée d’attendre une libération de son mari, pour elle jusqu’alors toujours inexplicablement rejetée, Micheline sollicita le divorce. Ce qu’il lui accorda bien volontiers, secrètement ravi de l’aubaine qui désormais libérerait son esprit et lui permettrait de tourner uniquement ses pensées vers sa seule maîtresse, l’écriture.
À force de visites rendues à son ex-mari embastillé, Micheline et le directeur, un veuf qui en coulisse jouait du trombone, se fréquentèrent, tout heureux de découvrir que la musique était leur commune exaltation. Avec la bénédiction de l’écrivain, ils se marièrent. Et depuis, tous les dimanches midi il déjeune avec eux dans leur résidence de fonction, un palais où Micheline, épouse de l’un, ex-mariée à l’autre, cuisine un plat mélangé des poissons dont raffolent les deux hommes.
Noirs dans les assiettes blanches, que seraient lugubres les lieux sans une présence dorée de la vraie maison !… Après la rituelle bombe-glacée vanille, dégustée dans un concert de claquements de palais, la maîtresse des lieux et le directeur de Maison d’Arrêt offrent au prisonnier, avant qu’il retourne au violon, un duo de trombone et de flûte. Celle qu’il acheta pour Micheline, alors sa fiancée, dans la boutique d’instruments du passage Traversière. Tout près de la Bastille.