Vergers,

Rainer Maria Rilke,

                                          54

J’ai vu dans l’œil animal

la vie paisible qui dure,

le calme impartial

de l’imperturbable nature.

La bête connaît la peur ;

mais aussitôt elle avance

et sur son champ d’abondance

broute une présence

qui n’a pas le goût d’ailleurs.

                                                     57

O la biche : quel bel intérieur

d’anciennes forêts dans tes yeux abonde ;

combien de confiance ronde

mêlée à combien de peur.

Tout cela, porté par la vive

gracilité de tes bonds.

Mais jamais rien n’arrive

à cette impossessive

ignorance de ton front.

Le forçat innocent

Jules Supervielle

                                          Le faon

Si je touche cette boîte

En bois de haute futaie

Un faon s’arrête et regarde

Au plus fort de la forêt.

Beau faon, détourne la tête,

Poursuis ton obscur chemin.

Tu ne sauras jamais rien

De ma vie et de ses gestes.

Que peut un homme pour toi,

Un homme qui te regarde

À travers le pauvre bois

D’une boîte un peu hagarde.

Ton silence et tes beaux yeux

Sont clairières dans le monde,

Et tes fins petits sabots

Pudeur de la terre ronde.

Un jour tout le ciel prendra

Comme un lac, par un temps froid,

Et fuiront, d’un monde à l’autre,

De beaux faons, les miens, les vôtres.

 *

Un bœuf gris de la Chine,

Couché dans son étable,

Allonge son échine

Et dans le même instant

Un bœuf de l’Uruguay

Se retourne pour voir

Si quelqu’un a bougé.

Vole sur l’un et l’autre

À travers jour et nuit

L’oiseau qui fait sans bruit

Le tour de la planète

Et jamais ne la touche

Et jamais ne s’arrête.

Les amis inconnus

Jules Supervielle

Il vous naît un poisson qui se met à tourner

Tout de suite au plus noir d’une lame profonde,

Il vous naît une étoile au-dessus de la tête,

Elle voudrait chanter mais ne peut faire mieux

Que ses sœurs de la nuit les étoiles muettes.

Il vous naît un oiseau dans la force de l’âge,

En plein vol, et cachant votre histoire en son cœur

Puisqu’il n’a que son cri d’oiseau pour la montrer.

Il vole sur les bois, se choisit une branche

Et s’y pose, on dirait qu’elle est comme les autres.

Où courent-ils ainsi ces lièvres, ces belettes,

Il n’est pas de chasseur encor dans la contrée,

Et quelle peur les hante et les fait se hâter,

L’écureuil qui devient feuille et bois dans sa fuite,

La biche et le chevreuil soudain déconcertés ?

Il vous naît un ami, et voilà qu’il vous cherche

Il ne connaître pas votre nom ni vos yeux

Mais il faudra qu’il soit touché comme les autres

Et loge dans son cœur d’étranges battements

Qui lui viennent des jours qu’il n’aura pas vécus.

Et vous, que faites-vous, ô visage troublé,

Par ces brusques passants, ces bêtes, ces oiseaux,

Vous qui vous demandez, vous toujours sans nouvelles,

« Si je croise jamais un des amis lointains

Au mal que je lui fis vais-je le reconnaître ? »

Pardon pour vous, pardon pour eux, pour le silence

Et les mots inconsidérés

Pour les phrases venant de lèvres inconnues

Qui vous touchent de loin comme balles perdues

Et pardon pour les fronts qui semblent oublieux.

La vie dans les plis

L’oiseau qui s’efface

Henri Michaux,

,

  Celui-là, c’est dans le jour qu’il apparaît, dans le jour le plus blanc. Oiseau.

  Il bat de l’aile, il s’envole. Il bat de l’aile, il s’efface.

  Il bat de l’aile, il réapparaît.

  Il se pose. Et puis il n’est plus. D’un battement il s’est effacé dans l’espace blanc.

  Tel est mon oiseau familier, l’oiseau qui vient peupler le ciel de ma petite cour. Peupler ? On voit comment …

  Mais je demeure sur place, le contemplant, fasciné par son apparition, fasciné par sa disparition.

Laisser un commentaire