C’est la première fois que je le vis marcher seul sans son chien sur le boulevard de l’hôpital. Je ressentis une étrange impression d’incomplétude comme si, dans mon esprit, son chien et lui formaient un couple indissociable. Belle allure, vêtu d’un pardessus vert kaki et d’un chapeau brun, quelle que soit la saison, je le voyais souvent bavarder avec le fonctionnaire de service à l’entrée du garage de la police nationale. Peut-être était-il un ancien de la famille et en profitait pour échanger quelques mots ? On est parfois si seul et particulièrement lorsqu’on n’est plus en activité professionnelle.
J’avais hâte de le revoir en compagnie de son chien. C’était un beau matin de printemps malgré le petit vent sec et froid qui vous fouette la peau. Comme chaque jour, je faisais ma marche et me rendais au jardin des plantes qui était pour moi comme une sorte de Graal. Le cèdre libanais de trois cents ans mon aîné, m’attendait sereinement. Il savait que je viendrais comme chaque jour lui rendre visite avant de monter jusqu’à la gloriette de Buffon au sommet du grand labyrinthe pour saluer l’intendant du jardin du roi. Après avoir sillonné les allées du Jardin et m’être laissé séduire par les couleurs flamboyantes des pavots d’Islande, je franchis le portail du Jardin et remontai le Boulevard de l’hôpital. L’homme au chien sans son chien n’était plus là. Peut-être était-il rentré chez lui retrouver son ami qui, un peu fatigué, avait traîné la patte pour signifier à son maître que non, décidément, il ne se sentait pas de sortir ce matin.
D’autres hypothèses plus sombres me traversèrent l’esprit. C’est curieux cette façon que l’on a de vouloir trouver des explications dès lors que la situation attendue ne l’est plus. De retour chez moi, je vaquai à mes occupations domestiques sans plus trop penser à cet homme et à son chien. La marche que j’avais faite au Jardin m’avait ouvert l’appétit et je décidai de me préparer une salade composée – tomates, haricots verts, concombre, betterave, salade frisée, olives noires et oeuf dur. À la fin du repas, je m’allongeai quelques minutes sur le sofa de la salle de séjour quand mon téléphone sonna. Naturellement, je ne l’avais pas sous la main. Je me levai pour aller le chercher dans la cuisine.
Allo dis-je. Pas de réponse. Juste une respiration haletante. Allo, répétai-je. Toujours la respiration haletante. Bien, me dis- je, il doit y avoir une erreur, je raccroche. Je retournai sur le sofa, un peu intrigué par cette respiration haletante qui me faisait penser à celle d’un chien. Peut-être un type qui utilise son chien pour s’amuser à inquiéter les gens. Ou un gamin, c’est bien un truc de gosse, ça. Mais pourquoi s’en prendre à moi? Je me mis à réfléchir aux enfants de mes amis. Non, pas le fils de Marc, trop bien élevé pour se livrer à ce genre de blagues. Les petits enfants de Murielle? Trop jeunes. Le fils d’Antoine? Non, il a passé l’âge de ces enfantillages. J’en conclus que ça ne venait pas de personnes de mon entourage. Pas grave me dis-je avant de m’endormir sur le sofa, le temps d’une petite sieste.
Je marchais d’un pas léger dans un champ de pavots islandais en compagnie de l’intendant du roi. Le téléphone sonna.
– À qui ai-je l’honneur ? demandai-je.
– Àla voix.
– Quelle voix?
– La voix de son maître.
Le rêve me réveilla. Je me levai, pris la lettre que je devais poster, sortis et croisai par hasard l’homme et son chien à l’angle de la rue Campo-Formio et du boulevard de l’Hôpital.
Il est content d’être avec son maître me dis-je in petto.
Et lui donc! Marmonna le chien.