Visiblement, le liftier n’est pas un perdreau de l’année. De plus, difforme et laid, visage grêlé comme peau de crapaud, cheveux fauves et dents de mulet, il n’a vraiment rien pour lui. La seule chose qui prête à gentiment sourire, pour qui ose affronter de face l’aspect physique du triste sire, est d’en lire le nom épinglé sur son uniforme galonné. Mais qui s’attache au patronyme du liftier, quand seul son prénom amuse parce qu’il est biblique : Noé.
Voyant cet ours mal léché, on se demande si en 1989 les dirigeants du tout nouveau Centre d’affaires de la Défense s’égayèrent de son prénom prédestiné, pour accéder à la démarche de ce postulant aux airs de chien battu, en lui confiant les commandes d’un ascenseur de verre, quatrième embarcation du genre dans la Grande Arche.
Matinée habituelle. Dès l’ouverture Noé charge et débarque des gens, personnel de bureaux, hommes d’affaires, requins de tout poil et autres drôles de zèbres. Tels, celui sifflotant toujours comme un rossignol et Madame l’archéologue, la dame myope comme une taupe qui dirige les recherches sous le cinquième sous-sol.
Parmi toutes ces personnes désireuses d’élévation ou de descente abyssale, une inconnue à la plastique qui subjugua les occupants de l’ascenseur, y compris Noé, lorsqu’elle quitta le plancher des vaches pour monter à bord de la nef de cristal.
Portée par la vague entraînante des arrivants, plus haute qu’eux malgré sa tête baissée, elle n’avait d’yeux que pour son smartphone, ne cessant d’en épousseter l’écran avec ses doigts graciles, comme pour l’en décrotter de chiures de mouche.
Noé s’était alors dit : « Quelle superbe nana, bon sang ! On dirait la sosie brune d’Adriana Quarante-bœufs… »
Maintenant la belle apparition n’est plus que seule des passagers, à poursuivre l’ascension jusqu’à la terrasse. Par ce temps sec et glacial, une courageuse destination… Noé peut discrètement la lorgner, admirer en plein pied sa beauté puisqu’elle est désormais dégagée du voisinage qui en occultait tous les canons.
Oh là là ! Vraiment rien d’un thon ! De plus, la voyant serrer sous un bras une dizaine de magazines spécialistes du cinéma, le liftier estime qu’elle ne doit pas être une bécasse. De ces revues, il reconnaît les couvertures. Féru de ciné, il est abonné aux mêmes publications.
Vraiment cette fille a du chien… Sans être girafe, sur d’interminables jambes fuselées elle est toute harmonie, dotée de formes généreuses et cependant fine comme une ablette. Vêtue précocement d’un printanier tailleur pied de poule saumon et bleu paon, sa chevelure aile de corbeau est rassemblée en queue de cheval maintenue par un ruban tigré qui dégage son cou de cygne, avantageusement. Seule triche, mais sans exagération de longueur, des faux cils ourlent joliment ses paupières de biche.
Brusquement l’ascenseur s’arrête. Sans raison. Le tressautement obtient de la jeune femme qu’elle lève enfin les yeux et consente à regarder autour. Par-delà les parois de verre, elle baye un temps aux corneilles qui volent cent mètres plus bas, puis découvre le dos voûté du liftier qui active placidement le protocole à mettre en œuvre en cas d’incident. Une voix asexuée prend acte de son appel, l’engage à la patience… Se sentant examiné, jaugé, Noé perçoit dans son dos l’inquiétude qui commence à envahir sa passagère… Inquiète par la situation, ou par lui ?
Tout à l’heure, quand telle une carafe de verre leur ascenseur s’élevait, mine de rien un sale type en manteau poil de chameau avait effectué vers elle des tentatives de rapprochement. Quelques instants pendant lesquels Noé se surprit à être jaloux comme un pou. Il se tourne et la regarde, attitude frêle d’un faon aux abois, embusqué dans le coin opposé de l’embarcation. Oui elle l’observe, le sonde avec des prunelles de lynx. Qu’elle est belle ! Noé devient rouge écrevisse, voudrait fuir par un trou de souris. Elle écarte ses lèvres carminées sur de magnifiques dents, perles d’huitre. Ébauche d’un sourire ? Veut-elle lui parler ? S’en retient-elle ?…
Pris par le doute, Noé reste muet comme une carpe.
Dans son immeuble, les colocataires l’appellent « le blaireau de l’entresol ». Leurs gosses se moquent de ses gros yeux de veau, de sa démarche en pingouin. Ils l’imaginent doté d’un caractère de cochon et avoir mauvaise haleine. Mais qu’en savent-ils, les fichus mômes de ses voisins ! Noé est un loup solitaire. Leur a-t-il seulement déjà parlé !… Avoir mangé de la vache enragée, avant de décrocher ce rémunérateur emploi de liftier à la Grande Arche, confère-t-il, à vie, une haleine de chacal ?… En réalité il est doux comme un agneau, aime son job et, pour hobby, a le cinéma.
« Plus rien ne fonctionne, hein ?», semble l’interroger le regard de sa jolie passagère.
Une telle pesante situation oblige Noé à se jeter à l’eau :
« – Panne informatique. Un bug ! Nous voilà échoués entre 33 et 34ème… Et cet âne de système relais qui ne démarre pas ! Espérons que les techniciens n’attendront pas le déluge… » lui bredouille-t-il sans oser fixer son ravissant visage.
Le froid devient polaire dans la cabine de verre. Dire qu’il y faisait si chaud tout à l’heure, quand par trentaines ils y étaient serrés comme des sardines. De son sac en croco, elle déroule un boa fait de plumes d’autruche, s’en entortille le cou.
Plus rapide que l’ascenseur maintenant en carafe, une silencieuse panique s’élève et envahit la belle. Claustrophobe, la voilà tremblante, parcourue de tics nerveux. Les grandes détresses sont muettes mais Noé sent bien que la jeune femme est remontée comme un coucou. Son angoisse montante l’humanise, et donne, par contrecoup, de l’ascendant au liftier. D’une voix professionnelle, apaisante et assurée, il conseille :
« – Ça peut redémarrer brutalement. Par prudence, asseyons-nous au sol, Mademoiselle… Gare au coup de bélier, si la cabine percute le plafond de l’Arche ! »
Alors toujours sans dire mot, bonne fille, elle partage ses revues de papier, et lui montre par gestes que chacun dans son coin doit les transformer en coussin afin de ne pas salir, elle, sa jupe de grand couturier, lui son pantalon d’amiral.
Noé remercie pour la délicate attention et retourne s’assoir près de ses portes, écoutilles et commandes de bord. Puis il s’enhardit, entrevoyant une possible planche de salut :
« – Vous aussi, aimez le septième art, Mademoiselle ?… ».
Recroquevillée sur le sol de l’angle opposé, elle toussote rauque, tarde à répondre. Tarde vraiment. Noé se demande s’il rame pour rien, ou si elle a un chat dans le gosier… Quand elle se décide, c’est après multiples raclements et avec une épouvantable voix de crécerelle :
« – Oui, le cinéma me fait vivre… C’est mon turbin et croyez-moi, il est exceptionnel que je m’asseye dessus ! Je suis doublure pour mes pieds. Et pour mes jambes. Et mes fesses. Et mes bras, et ma tête… Alouette !… Il m’arrive d’être engagée pour de fugaces silhouettes. J’ai quand même tourné des longs métrages où ma voix effrayante a été doublée. À l’époque des films d’épouvante, j’aurais fait un carton !… Et vous Monsieur, vous aimez quel genre de cinéma ? »
L’ascenseur demeurant aussi stagnant qu’un navire échoué sur le Mont Ararat, ils font connaissance, apprécient avoir de similaires penchants. Elle fait l’impasse sur le physique de Noé, autant que lui ne prête plus l’oreille à l’atroce timbre de voix dont elle est affublée.
Cinq minutes plus tard, ils ont rapproché les deux moitiés du tas de journaux peu de temps désunis pour leur faire des coussins. Assis coude à coude, tous deux genoux relevés sous le menton, elle lui brame du « Noé ! » sans cesse, et en contrepartie, le convainc de l’appeler Annie.
En proie à la chair de poule, elle se serre davantage contre lui, raconte à brûle pourpoint pourquoi elle doubla Valérie Lemercier dans le film « l’Arche de Noé ».
De son sac, elle extirpe une plaque de chocolat Poulain, survivante de quatre autres déjà englouties.
Devançant la possible blague de son nouvel ami, les yeux rieurs elle imprime à sa bouche toutes les apparences d’un grand rire qui ne s’exprime que par une horrible criaillerie :
« – Ah non, non ! Ce n’est pas moi qui ai doublé Amélie ! », puis elle fractionne la tablette et lui en tend la moitié. Il refuse, poli… Elle insiste :
« – Mais si ! Allez allez Noé ! J’ai déjà dépassé ma ration matinale… Ah, c’est que j’en croque tôt ! », approximation phonétique d’une confession qui les amène à digresser sur « la Belle et la Bête ».
Elle explique ensuite comment dans « Milou en mai » elle interpréta certaines scènes de la vedette. Et bien sûr, situation oblige, elle parle de « Ascenseur pour l’échafaud ». Moment où, en veine de confidences, Annie avoue être la petite-nièce du réalisateur des deux derniers films qu’ils viennent d’évoquer, son Tonton Louis aujourd’hui décédé, et dont elle porte le même nom.
Pour ne pas se prévaloir du lien familial qui pourrait indisposer des producteurs rancuniers, dans le milieu, elle dit se faire appeler « Annie Valise ».
« – Oui Noé… Valise, comme une valise ! Tu vois, c’est le pseudo que j’ai trouvé pour ne pas trop m’écarter de mon vrai nom, Annie Malle… »