« Je suis en retard ! En retard ! » s’écrit le lapin blanc aux yeux roses. Il porte une montre et il court, il court, et Alice le suit, elle court, elle court elle aussi. Au passage, elle agrippe les aveugles de Breughel qui se précipitent, trébuchent, et tombent dans un trou. Chute inévitable, interminable. Chute émouvante et ridicule. Chute de ceux qui, les yeux clos, ont perdu leur chemin.

Le monde tourne vite. Rien ne l’arrête. Un virus a tenté de le freiner mais il s’est emballé de plus belle, telle une toupie continuellement fouettée. Ralentissez si vous pouvez !…Impossible pour moi !… Je suis ivre de vitesse, de frénésie, de folie. Je ne renoncerai jamais aux joies du chronomètre et de l’accélérateur. Bien sûr je ne maîtrise plus mes pas, ni mes énergies-intelligences-ambitions, mais qu’importe ! Je me fonds dans cette démesure planétaire. Je veux en être ! Je veux que mon cœur batte au rythme des montres-avions-particules-algorithmes… Le temps n’est pas réversible. La vie se rit des pauses et retours en arrière ! Arrête-t-on le vent, les planètes, les étoiles, les rêves, les fous ?… 

Une Alice qui s’ennuie, une Bovary qui s’ennuie, m’ennuient et m’attristent profondément. De même ceux qui lambinent, lanternent, traînassent, flemmardent, mots détestables et annonciateurs d’une paix mortelle !… Mais voici que le lapin reprend sa course, confondant montre et boussole ! Et voici qu’une passion ravageuse lamine l’ennui provincial de la Bovary ! Et voici que les aveugles ignorent toujours les embuches de la terre ! Tout se dérègle…

… et moi j’avance tête baissée, car quoi de plus naturel que d’accélérer en dévalant la pente quand on sait que, la remonter, exige des efforts trop grands pour soi. Certains s’y essaient pourtant… Certes, la vitesse, le rythme, le stress qui ont arraché et emporté ma vie, me plongent dans une sorte de cécité et de dopage quotidiens, dans un tourbillon tyrannique. Mais… décélérer, n’est ni attractif ni désirable. Je prends un irréversible plaisir au « Toujours plus », aux listes gratifiantes du « A faire !» (en réalité vrais tonneaux des Danaïdes…). Donc j’enchaîne. Pas de vide ! Pas de pause ! Pas de silence ! Mirage et spirale sans fin !

Illusion d’exister direz-vous ?… Peut-être, mais tant pis, je ne regarde jamais derrière moi, et ceux que je fréquente non plus, pris qu’ils sont eux aussi, dans ce vertige sous accélération continue. Et nous fonçons ! Et nous faisons vibrer nos moteurs et nos neurones ! Je sais d’expérience, qu’être pressé, débordé, cavaler, valorise mon image ! Que ce « qui-vive » me donne le sentiment grisant de fuir le vieux monde, stimulé par mille informations, mille connexions, en zapping permanent. Déjà je suis du futur !

Vous l’avez compris, rien ne me freine ! Rien ne me fixe, pas même les yeux de mon amour, pas même les nuages, les oiseaux, les arbres et les fleurs. Parfois je me dis qu’il me faudrait ralentir, « vite ralentir ! », qu’il y a urgence à fléchir, tempérer, me poser…, mais je sens déjà pointer l’ennui, la fin, la mort. Je n’ai pas le courage d’aller à contre-courant…, alors, fébrile, je file, frôle, fonce, force, va de l’avant, jusqu’à ce que je tombe ! Que je tombe bêtement dans un trou, avec les aveugles de Breughel, à moins que j’y retrouve Alice qui, après une pirouette, m’emmènerait au Pays des Merveilles. Je n’ose l’imaginer…

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