Deux jours avant sa prise de Retraite, jumelles serties aux yeux le commissaire scrute la
maison bleue accrochée à la colline, trois lacets de route plus haut, plein aplomb du phare qui la ponctue finalement. Comme une sorte d’index délateur, fiché vers le toit de la maison bleue bâtie plus bas.
Voilà deux heures que le chef de police a planqué sa voiture, une surannée Citroën CX
Pallas, sous un bosquet d’ifs bleus en retrait de la voirie, poste d’observation abrité des
regards.
Après le soleil de plomb, cette nouvelle nuit corse s’annonce bonasse. Les cigales
cymbalisent, toute vibure, et les hirondelles trissent à tue-tête qu’elles ne veulent pas céder si tôt un pouce d’espace aux chauves-souris.
Le phare s’allume. Ses éclats pâlots n’ont pas d’effet sur l’uniforme que revêt le ciel bleuté. Pas plus que sur la pelisse d’une mer indigo, sillonnée par quelques voilures au blanc insolent. Bleue nuit, l’ombre envahit le bas du maquis, grimpe graduellement à partir des rocs grenat où bougonne l’écume.

Patience, patience. Délaissant une minute ses jumelles, l’observateur tire la dernière Gitane d’un paquet porteur du logo, la pince entre ses lèvres, l’attise au bout de la précédente et jette le boitier évidé, côté passager. Sur la moquette.
Saint Christophe réprouve. Saint Maclou n’y voit que du bleu.
Le commissaire fume, tout en reprenant sa surveillance. Son autoradio, en extrême
sourdine, diffuse de la parlotte. De sa dextre, il farfouille malhabilement dans la boite à
gants, dégotte enfin le prochain paquet, à l’aveuglette… Dans sa jeunesse, le policier était
bien en chair et fumait la pipe. Il s’en sépara quand tout le commissariat se mit à le
surnommer Maigret… Léger blues de nostalgie. Il sourit à ses années aux rondeurs passées,
sous ses ronds de fumées gris. Qui donc peut prétendre arriver à en fabriquer des bleutés !
On ne lit cela que dans les polars…
Maintenant Maigret amaigri, il ne se distrait d’heures de filatures ou recherches d’indices
qu’avec deux ou trois paquets bleus, de ses Gitanes papier maïs.
Toujours pas âme qui vive, aux abords de la maison accrochée à la colline. Maison bleue,
c’est vite dit ! Seuls ses volets le sont, bleus. Dans ce repaire qu’il espionne, toutes et tous
pénétreront sans en toquer la porte. C’est connu, ils ont jeté la clé, viennent à pied, sans
frapper… Ah ah ! Sans doute par crainte des bleus ! Les hippies n’aiment pas les coups. Ils
préfèrent éprouver leur courage au contact des aiguilles. Celles des tatoueurs, et certaines autres, aussi… Quand la maison à flanc de colline aura fait son plein de cheveux longs, le commissaire rameutera ses troupes par talkiewalkie. Avec les services douaniers, elles débarqueront toutes sirènes hurlantes. La nuit sera alors bleue de leurs phares tournicotant qui se reflèteront sur la Grande Bleue, en contrebas. Les petites frappes qui ne frappent pas sortiront tour à tour, bleuies de leurs tatouages et de trouille. Bah ce n’est pas méchant, un groupe de hippies… De la clientèle plaisante !… Place alors, à la fouille.
Au bout du compte, combien de grammes de blanche ses équipes récolteront-elles, ce
soir ?… Si procureur et préfet lui confient cette ultime mission, c’est qu’ils le savent blanc-

bleu. Carrière exemplaire. Loin d’être un ripou, c’est un as !
Le commissaire se re-carre sur les cuirs fatigués de sa CX Pallas. Ce soir, il ressent un
léger bleu à l’âme. De son command-car privé, il donnera ses ordres, ne montera jusqu’à la maison bleue qu’en fin d’opération, pour le procès-verbal et les arrestations.
Ah, l’âge !… Faut-il être encore un bleu, pour aller récolter de la blanche ?…
Comme l’est pleinement le phare, quelques étoiles s’allument… Nuque renversée sur
l’appuie-tête, le chef de police s’octroie un instant pour les contempler par le toit ouvert. Le vertige ! Qu’est-il donc, lui, humble serviteur de la loi sur cette minuscule planète bleue perdue au milieu de l’Univers ?
Ah là là, cuisinés bleu pour bleu, pourquoi a-t-il choisi la truite, plutôt que le steak, au
menu de ce midi ?… Ça ne passe pas très bien… Ou alors, est-ce l’angoisse du départ ?… La crainte d’un futur, promis au manque d’action ?…
Dire qu’il n’y a pas si longtemps, on l’appelait « le bleu » ou « la bleusaille »…
Et à son tour, combien en a-t-il eu sous ses ordres, des bleus ? Formé des bleus, et encore des bleus !…
Aïe aïe aïe, il est temps qu’il parte à la retraite… Depuis que le Service militaire est abrogé, les jeunots ne savent même plus ce que veut dire être un bleu… D’ailleurs, combien d’expressions faisant référence à la couleur bleue sont incompréhensibles, absentes du vocabulaire des nouvelles générations !…
L’autre jour, l’un de ses petits-fils, celui qui tout gosse était raide-dingue des Schtroumpfs, croyait que son grand-père lui demandait de quelles nuances de bleu est le lamé que met Mylène, chanteuse vedette qui se produit ces jours-ci au Zénith d’Ajaccio. « – Bé comment veux-tu que je le sache, Papet ! Ma place de spectacle est pour demain soir ! », lui avait-t-il répondu. Alors que son commissaire de grand-père parlait simplement de bleu deméthylène…
L’ignorance génère d’absurdes quiproquos !…
S’amusant à recenser les expressions vieillies, il les compte par légères pressions des doigts sur le côté de ses jumelles, en murmurant : « – Envoyer un petit bleu, c’était dépêcher un télégramme que le destinataire recevait sur papier bleu…
Passer au bleu, consistait en ne pas mentionner quelque chose pour rendre service à
quelqu’un déjà suffisamment dans le pétrin. À ce propos, les gens me qualifient de
redoutable policier, mais s’ils savaient combien de fois je me suis abstenu de consigner des faits qui auraient été causes aggravantes pour de pauvres gens ignorant certaines perfidies de la loi !… Ah, et puis jadis le bleu était vraiment mis à toutes les sauces. Il pouvait avoir des significations différentes ! Ainsi ma grand-mère compatissait-elle, au sujet d’une personne qui subissait toutes sortes d’avanies ou mésaventures : « Quand même, la pauvre en voit de bleues, dans sa vie ! »… Mais lorsqu’elle évoquait un individu vivant dans un rêve teinté d’euphorie, elle souriait, l’air entendu « Pour l’instant celui-ci nage dans le bleu. Qu’il en profite ! »…
De son côté, sa cousine flamande disait de quelqu’un fou d’amour :« Il est complètement
bleu de untel, ou de unetelle »… Les gamins de maintenant savent-ils ce qu’est le bleu de chauf e, vêtement de protection du mécanicien, fait de gros sergé en coton coloris bleu Bugatti…

Et toutes les spécificités de bleus induites par les minéraux, telles l’ardoise, la turquoise…
Et par les fleurs, pervenche, lavande, chardon… Sauf le bleuet, dont on ne détermine
jamais la tonalité exacte. Pas plus que celle de la baleine-bleue, ou du requin-bleu…
Davantage facile, pour les bleus relevant de plumages, le bleu canard… Ou bien l’aspect
que donne à voir le pur gazeux qu’est l’azur… D’ailleurs, en codage héraldique, le bleu n’est pas roi, qu’il soit de France ou de Prusse ! Le terme azur invalide carrément le mot bleu !
Faut-il évoquer la craie bleue qui sert au tailleur de vêtements, et que l’on use aussi sur les embouts de queue de billard… »
L’oreille titillée, pendant son soliloque, le commissaire en instance de retraite hausse le
volume de l’autoradio de sa Citroën CX Pallas surannée… Si l’adjonction lecteur de
cassettes s’est démantibulée, années sur années, la radio marche bien, elle, en dépit de
l’antenne brisée, réduite à court embryon piteusement hérissé sur le toit. Par son
truchement, le commissaire entend une voix féminine de France-Culture raconter :
« – C’est à Londres vers 1780 que Benjamin Stillingleet, invité par lady Montague qui

réunissait ses amies dans un salon littéraire, s’y rendait les jambes gainées de blue-
stocking… Des bas bleus. Dès lors, l’expression « faire du bas-bleuisme » fit florès de notre côté de la Manche, au détriment de nos écrivaines jusqu’alors surnommées ironiquement dans la langue de Molière « femmes savantes ». Au nombre desquelles, alors, Sophie Gay, George Sand, Delphine de Girardin… Pour plus de renseignements, sachez chers auditeurs que Jules Barbey d’Aurevilly, dans Les Œuvres et les Hommes paru en 1878, consacre à nos célèbres Bas-bleu son chapitre cinq… Attention Mesdames, il s’agit là d’un chef-d’œuvre de misogynie absolue ! »

Le policier grommelle. Que n’a-t-il écouté plus tôt cette émission ! Ses jumelles ne sont-
elles pas militantes féministes résolues !… Il est fier de ses filles, mère et tante du grand Schtroumpf. Oui, sa famille sera de son pot d’adieux, après-demain au commissariat.
Pour suivre, l’animatrice de radio enchaîne : « – Deux mots de sport. Des mots bleus, bien
entendu ! Le foot plus précisément car c’est ce soir, le grand match de notre équipe
féminine nationale ! Allez les Bleues !…
En attendant nos infos de vingt-heures, rêvassons sur quelques notes pianistiques d’une
chanson de Maxime Le Forestier, auteur-compositeur. Écoutez bien, chers auditeurs.
Talentueusement, la concertiste Agnès BARTHÉLÉMY nous les égrène… »
C’est une maison bleue, accrochée à la colline…

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