Je vous propose d’approcher trois auteurs dont les textes me semblent pouvoir faire écho au thème de l’Intime dans des styles et registres différents :
– Rainer Maria Rilke, 1875-1926 : Correspondances avec Lou Andreas-Salomé et avec Franz Xaver Kappus ; + poème « Portrait intérieur ».
– Violette Leduc, 1907-1972 : roman : « Thérèse et Isabelle ».
– Pascal Quignard, 1948- : roman : « Les solidarités mystérieuses ».
1. Rainer Maria Rilke : l’intime de lui-même
Il a écrit 18000 lettres !… Ce qui frappe dans sa correspondance c’est sa retenue, sa pudeur – des secrets, des incertitudes -, pudeur alliée à la confiance et à la confidence. Ses correspondantes lui ont donné un lieu où il a pu ouvrir sa vie à l’autre – lui l’intériorisé l’inhibé-, en particulier Lou Andréas-Salomé. Après 4 années de passion, rompue en 1900, ils entretiennent une correspondance de 30 ans : une relation inépuisable ! Il lui confie ses questions les plus douloureuses : son conflit entre la vie et le travail d’artiste. Elle l’écoute, répond, et soutient. Leur complicité est patente et émouvante : un dedans partagé ; c’est Lou qui le dit dans sa lettre à Rilke du 24 juin 1914 :
« Cher, mon cher vieux Rainer, il me semble que je ne devrais du tout l’écrire ici, d’ailleurs il n’y a rien ici qui se puisse vraiment écrire, j’ai l’impression que nous sommes quelque part étroitement l’un près de l’autre (à peu près comme à Dresde consultant tous deux l’indicateur lorsque tout à coup nous vint l’envie de revenir à Munnich), serrés l’un contre l’autre tels des enfants se chuchotant mutuellement quelque chose de douloureux ou de rassurant.
Et j’aimerais écrire sans cesse et dire et continuer de dire : – non que je sache vraiment beaucoup de choses, mais parce que ces accents de ton cœur, ces accents profonds, nouveaux, je les perçois au-dedans de toute mon âme (encore que tout autrement que toi, pour la raison qu’en tant que femme on se trouve de quelque façon enracinée dans ce domaine). »
Rainer Maria Rilke : l’engagement poétique absolu
De février 1903 à Noël 1908, il entretient une correspondance avec Franz Xaver Kappus qu’il n’a jamais rencontré. Dans « Lettres à un jeune poète », il ouvre son cœur à ce poète inconnu qui lui demande conseil et critique. Il lui écrit avec bienveillance, justesse, chaleur, exigence intellectuelle et sensibilité. Le ton est celui de l’intimité ; intimité à laquelle on demeure sensible en tant que lecteur. Voici la 1ère lettre de Rilke, 17 février 1903 :
« Votre lettre m’est parvenue voici seulement quelques jours. Je tiens à vous remercier pour la grande et chaleureuse confiance dont elle fait preuve. Je ne peux guère faire plus. Je ne peux examiner le caractère de vos vers ; car loin de moi toute intention critique. Rien ne me permet moins l’approche d’une œuvre d’art qu’un discours critique : il en résulte toujours des malentendus plus ou moins heureux. Les choses ne sont pas toutes aussi aisées à saisir et à dire qu’on voudrait nous le faire croire le plus souvent ; la plupart des événements sont inexprimables, s’accomplissent en un espace que nul mot n’aura jamais foulé, et plus inexprimables que tous sont les œuvres d’art, ces existences mystérieuses dont la vie se perpétue à côté de la nôtre, éphémère. »
Rainer Maria Rilke : le poète de l’intime
« Portrait intérieur
Ce ne sont pas des souvenirs
qui, en moi, t’entretiennent
tu n’es pas non plus mienne
par la force d’un beau désir.
Ce qui te rend présente
c’est le détour ardent
qu’une tendresse lente
décrit dans mon propre sang.
Je suis sans besoin
de te voir apparaître ;
il m’a suffit de naître
pour te perdre un peu moins. »
2. Violette Leduc : « Thérèse et Isabelle », 1966.
Roman longtemps censuré, où elle décrit la relation intime de deux adolescentes pendant 3 jours et 3 nuits. Elle a déclaré qu’elle essayait de « rendre le plus minutieusement possible les sensations éprouvées dans l’amour physique ». Elle nous livre : sensualité, érotisme; précision de la rencontre intime, poésie et réalisme, tendresse et violence ; détails, sensations et métaphores des lieux de l’intimité des corps féminins.
– ex. p. 28 :« Elle mit ma tête dans ses mains comme si j’avais été décapitée, elle ficha sa langue dans ma bouche. Elle nous voulait osseuses, déchirantes. Nous nous déchirions à des aiguilles de pierre. Le baiser ralentit dans mes entrailles, il disparut, courant chaud dans la mer. »
– ex. p. 73 : « Il faut se supprimer pour donner. Je me voulais une machine qui ne serait pas machinale. Ma vie c’était son plaisir. Je visais plus loin qu’Isabelle, je le faisais dans le ventre de la nuit. Nous nous accordions tant que nous disparaissions. »
3. Pascal Quignard : « Les solidarités mystérieuses », 2011.
Le roman met en scène de nombreux personnages, mais se centre sur Claire, femme que l’on ne cerne pas facilement. Elle entretient des relations complexes et peu communes avec son entourage -familial, amical- et son environnement naturel : une intimité mystérieuse.
– ex. p. 209-210 : « Ils ne se parlaient pas beaucoup… Ils restaient souvent assis, la nuit une fois tombée, dehors, sur des chaises du jardin, côte à côte. Ils ne faisaient pas grand-chose. Ils regardaient la mer ou les nuages. Ils se tenaient la main. Quand l’un s’endormait, l’autre le réveillait, le tirait par la main et ils allaient ensemble se coucher. »
– ex. p. 257-258 : « Quand ils marchaient tous les deux, le frère et la sœur, il y avait entre eux une harmonie qui était étonnante à voir. Pourtant il était tout petit, elle, elle était très grande, mais c’était magique. Ils filaient. Ils marchaient assez vite. Ils ne parlaient pas vraiment l’un avec l’autre. Ils s’arrêtaient, admiraient, continuaient, se montraient des choses avec le doigt. Ils s’éloignaient l’un de l’autre, s’attendaient, c’était comme un élastique. Tout était d’une aisance incroyable, sans la moindre impatience. Ils n’étaient jamais impatients l’un de l’autre. Je n’ai jamais vu cela chez d’autres êtres humains. »
Références :
– Rilke Correspondance … , Gallimard « Du monde entier »
– Rilke, Lettre à un jeune poète, Gallimard Folio classique, Grasset…