Mince ! A peine ai-je écrit le titre que voilà une grosse tache qui s’étale sur ma feuille ! Un pâté devrais-je dire ! Bon…, je mets du blanc, je cache, et je poursuis
C’est la robe de mariée l’élément liminaire du récit. Comme au cinéma, le blanc franchit le seuil de la maison, pénètre l’intimité, porté dans les bras puissants du mari. Une promesse de bonheur ! Passées les premières nuits blanches, la femme engage vite des travaux domestiques. Sensible à l’insidieuse autorité publicitaire, la jeune et jolie fée enfourche le balai de la sorcière, et voilà que la femme de méninges se double d’une femme de ménage, décidée à réaliser l’idéal du blanc : laver, récurer, javelliser, shampouiner, blanchir du sol au plafond comme la tornade vue à la télévision.
… et toujours ce stylo qui fuit, qui laisse des traînées ! Bon, je passe au crayon noir
Pour tenter de minimiser ses efforts, elle déroule une litanie de précautions et d’avertissements qui se multiplieront à l’arrivée des enfants : attention à ta chemise ! essuie tes pieds en entrant ! ne renverse pas ! éponge vite la tache ! ne laisse rien traîner, ramasse-range-remet à sa place… Que tout soit net, propre, impeccable, sans trace et sans reproche ! Une maison étincelante qui éblouira famille et amis. Bing !
… ma feuille n’est que ratures et griffonnages ! Les mots cochonnés deviennent illisibles ! Donc je gomme, je gomme, j’essaie d’éliminer, de nettoyer…, que ce soit un peu plus clair
En parfaite contrôleuse du blanc et du propre, elle perfectionne des gestes séculaires, maniaques, obsessionnels, automates. Au comparatif, parfois elle atteint juste « un blanc-gris », souvent « un blanc de blanc », et de temps en temps « un plus blanc que blanc » ! Voyez ces draps-torchons-serviettes-chemises impeccables, ces éviers-lavabos-douches-carrelages brillants de mille feux ! Que la vie est belle dans ce blanc immaculé, miroir mon beau miroir dis-moi… Les cuisine-salle-de-bains-toilettes ressemblent à des laboratoires, contrôlés, aseptisés, cliniques, règne de l’hygiène chirurgicale. Elle opère avec des gants, à coups de lessives, de récurrents, de détergents, de désinfectants. Elle chasse l’impureté, le microbe et autres bêtes noires ! Que rien ne vienne « plus jamais » entacher ce bel idéal !
Mais, en la matière le « plus jamais » n’est qu’un rêve, ou un cauchemar ! Le blanc tyrannique exige un incessant retour à la case départ, un épuisant recommencement, une contrainte quotidienne. Voyez Sisyphe dans l’intimité de sa Maison Blanche, Sisyphe frottant le sol, Sisyphe les mains dans la bassine, Sisyphe actionnant ses robots domestiques, Sisyphe aux cheveux blancs avec son idéal déçu de grande lessive et de paradis immaculé.
… et pendant ce temps, je continue de biffer, de barbouiller ma page comme une enfant malpropre. Ce qui me rassure c’est de savoir que, toutes ces traces et tout ce noir-cracra disparaitront ! Quand mon texte passera à la lessiveuse de l’ordinateur, il sortira tout beau-tout propre ! Les mots, les paragraphes seront sagement alignés, ménageant le blanc des interlignes. Et le manuscrit cochonné, lui, passera à la poubelle. Ni vu ni lu !… A la lecture, on pensera que l’autrice n’a connu ni hésitations ni repentirs… Elle rejoindra les rangs des travailleuses au noir !