Il a déplié la carte avec grand soin. L’a posée au sol. Placé des cailloux aux quatre coins pour éviter que le vent ne l’emporte.

 » Tu vois cette ligne, petit ?… Suis mon doigt, là, sur la ligne…, tu vois ?… Eh bien c’est ça la frontière… Là, on est chez nous, et là-bas, on l’est plus !… Derrière la ligne c’est plus chez nous… c’est chez eux ! Faut pas t’y aventurer ! Faut pas dépasser la ligne !… »

Le gosse relève la tête, met ses mains en visière, plisse les yeux, balaye l’horizon, et dit :

 » J’la vois pas ! Elle passe où ?…

 » Regarde bien !… D’abord elle suit le lit sec de la rivière, ensuite elle contourne les gros éboulis, puis elle se perd au loin dans l’échancrure des blocs rocheux… Regarde la carte !

 » Je vois bien ton doigt… et la ligne…, mais la « vraie » frontière… c’est pas comme sur la carte !… J’la vois pas !…Personne ne la voit !… Personne ne sait qu’elle est là !… Elle est invisible !… Et, d’abord, entre les deux côtés, y’a pas de différence !

 » Oui, mais y’a quand même une frontière ! Elle existe… Là, regarde, elle passe derrière la grande roche plate, celle qui miroite…

 » Mais moi je vois la même terre partout, les mêmes cailloux, les mêmes herbes…, ici et là-bas c’est pareil !… Et le soleil glisse libre sur les pierres, et le vent fou fait tournoyer les poussières, et la nuit étale son noir partout… Et les serpents, les oiseaux, les insectes, les lapins… se moquent complètement de « ta » frontière !… Ils ne s’arrêtent jamais à la ligne ! Ils passent ! Ils filent !… Tout ce grand pays est à eux !…

 » C’est pas l’problème petit !… C’est pas l’problème !…

 » Moi aussi je passe ! Je passe souvent ! Je savais pas qu’il fallait pas !

 » Quand j’avais ton âge, je passais aussi… Mais les temps ont changé. Maintenant, on n’peut plus. Tu risques de te faire tirer dessus… Ils ont des fusils ceux d’en face !…

 » Ils ont des fusils?… Mais toi aussi t’as ton fusil !… J’t’ai vu charger le canon avant de partir…, t’as même rangé des cartouches dans ta musette avec la gourde…

 » … Oui, on n’sait jamais…

 » On n’sait jamais… quoi?

 » … On n’sait jamais…

 » C’est pour les lapins dis ?…

 » … Oui, c’est pour les lapins…, on n’sait jamais…, on peut en voir un… »

Nicole Goujon, octobre 2016.