(In Rives)
Il avait décidé de quitter la route pour s’engager sur le chemin de terre et garer la voiture. La marche lui avait paru harassante malgré l’ombre des arbres. Aux abords du fleuve, la chaleur commençait à baisser d’intensité. Il s’arrêta pour regarder le miroitement de l’eau entre les roseaux. Puis il descendit sur la berge.
Sur l’autre rive, un jeune garçon se tenait debout sous un acacia. Il lui sembla qu’il le regardait fixement. Mais à cette distance, il ne pouvait en être sûr. Le fleuve servait de frontière. L’enfant vivait dans l’autre pays.
Un bruit de pierre projetée sur l’eau le fit se retourner. Il surprit le geste de l’enfant qui armait une fronde. La seconde pierre tomba plus près de lui. Il resta immobile. Des cercles concentriques se disloquaient sous la pression du courant. L’enfant s’était assis.
Le silence s’instaura sur les deux rives et laissa place au frémissement des eucalyptus. L’enfant qu’il avait été s’approchait maintenant. L’homme connaissait les signes du retour de l’enfant resté en lui. Il s’appuya contre le tronc d’un arbre, la respiration courte et les mains moites.
L’enfant avait habité un pays où les arbres pesaient de toutes leurs branches assombries. Le sol spongieux des tourbières encerclait le village. L’hiver apportait l’éclat du givre et de la neige. Au dégel, la rivière heurtait le pont de bois avec furie. Il plongeait son regard dans les tourbillons jusqu’à l’étourdissement. Cet enfant avait une fronde. Il éprouvait sa force et ajustait le tir.
Son pays s’était un jour effacé sous les coups de boutoir de l’Histoire. Des jours et des nuits, il s‘était terré dans les forêts. Avec sa fronde, il avait tué des oiseaux. Plus que tout il avait défié Dieu, oublieux de son enfance.
La route avait été longue pour aborder le nouveau pays taillé entre la mer et le désert. Les textes sacrés en disaient déjà la douceur et la violence. Il y découvrirait le doute et, parfois, l’amertume. Il s’installerait dans son silence pour faire parler les mots du poème. Il assisterait, impuissant, aux jets de pierre des enfants contre les chars.
Il avait appris à aimer le fleuve qui naissait dans les montagnes de cèdres, s’écoulait entre les tamariniers, traversait un lac bleu avant de s’épuiser dans une mer de sel. Il lui avait fallu du temps pour s’en approcher. Il était resté longtemps prisonnier de l’exil. Les paysages écrasés de soleil abolissaient jusqu’au souvenir de l’ombre.
Dans le sommeil parfois, surgissaient sur la trame d’un rêve, les rais de lumière oblique sous les sapins et le contour bleuté des collines. L’écriture avait réconcilié les mondes. Il s’arrêtait dès qu’il le pouvait au bord du fleuve. Il voulait encore s’émerveiller de la lumière de ses eaux comme une promesse d’oasis où apaiser sa soif.
Une pierre tomba avec un bruit doux près de la rive.
Il leva les yeux. L’enfant avait disparu.
Mireille Diaz-Florian