« Regarder à deux »

Pour le Buffet Littéraire sur le thème du REGARD, je vous propose de faire un clin d’oeil au dernier livre de François JULLIEN : « De l’intime. Loin du bruyant Amour », Grasset 2013. Plus particulièrement au chapitre X  intitulé : Vivre à deux, et précisément aux points 4 et 5 où il est question de « regarder à deux » (p. 221 à 232).

Rappel : François JULLIEN est philosophe et sinologue. Dans ses travaux il interroge nos présupposés intellectuels occidentaux et ébranle nos certitudes en passant par la pensée chinoise. L’homme est un chinois pour l’homme...

Dans son dernier livre il poursuit son approche du « bien vivre » avec la question de « l’intime » et s’intéresse à nos relations personnelles (peu/pas étudiées par la philosophie). Pour théoriser sa position, il n’hésite pas à mobiliser Homère, les tragiques grecs, saint Augustin, Montaigne, Rousseau, Stendhal (car il semble plus facile aux romanciers qu’aux philosophes de dire l’intime). En bref, l’enjeu du livre est de savoir, « loin du bruyant Amour », comment authentiquement vivre à deux ?

Cette présentation ne vise pas tant à introduire au livre qu’à faire entendre des éléments du chapitre X intitulé « Vivre à deux » sur la question du « regarder ensemble ». Le mieux est donc que je le cite en ménageant 2 temps : Regarder à deux un paysage (ou un tableau), et, Regarder le regard de l’autre…

1- Regarder à deux un paysage (ou un tableau)… :

« … c’est tout autre chose de regarder un tableau seul et de le regarder à deux. (p. 221)

« Seul, on se sent à l’étroit devant ce paysage : le regard glisse dessus, il n’a pas vraiment de prise, ne peut le pénétrer, s’y enfoncer ; on ne peut s’y mêler. ( p.222)

« … tout change quand on regarde à deux… Ce n’est pas tant qu’on se parle, qu’on commente – phrases plutôt banales : « Tu as vu », « C’est beau… ». Car cela deviendrait plutôt oiseux, à moins que cela justement n’introduise déjà un peu de jeu et ne libère de cette oppression du Beau : au lieu que cette beauté se referme sur elle-même, nous ouvrons, à deux, un champ contemplatif. (p. 224)

«  Regarder à deux fait exactement « baigner » dans le paysage (ou le tableau). Au lieu que le regard se crispe pour s’en saisir, il peut évoluer : au gré, de façon détendue, parce qu’il n’est plus à l’étroit, exigu, parce qu’un autre regard est là, auprès, qui va aussi son chemin, évolue de concert et silencieusement l’accompagne. On ne regarde pas nécessairement la même chose, ni au même instant – ces deux regards ne se doublent pas ; mais justement, cela ouvre du champ ou de l’espacement libérant de la fixation, permettant la circulation : un échange tacitement a lieu, à deux, dans lequel se livre le paysage. C’est-à-dire que, dans cet entre ouvert entre nous, le paysage (le tableau) peut aussi « entrer ». Il trouve à se déployer dans ce champs d’intentionnalité partagée, en même temps que les regards, en s’alliant, connivents, chacun comptant aussi sur l’autre, débordent spontanément de leur exiguïté. (p. 225)

« Je me méfie de regarder seul un paysage… Regarder seul renvoie à soi ou plutôt à la limite du « soi », au confinement de soi, et le paysage, du même coup, reste inatteignable… Regarder à deux, en revanche, est joyeux – nécessairement joyeux, joyeux parce que généreux. Cette beauté devant nous n’est plus muette, retirée, séparée, est non plus seulement devant mais entre, devient parlante, communicante. Partir à deux (en « week-end », à Paris, à Rome, à Venise) n’est pas qu’une annonce de publicité. Car on ne peut regarder, se promener, à Paris, à Venise, qu’à deux ; sinon c’est trop douloureux. Non pas qu’on jalouse les autres (les couples), qu’on se sente seul à côté d’eux, mais simplement parce que, seul, on n’y parvient pas. Non pas, je le répète, qu’on voie mieux, qu’on remarque autre chose quand on est deux, mais on voit d’une autre façon, en ex-istant l’un par l’autre et donc se tenant aisément hors de soi, se projetant, se promenant dans ce paysage ou ce tableau. C’est la façon d’être devant ce paysage qui a changé… (p. 225-226)

« Si regarder change radicalement quand on regarde à deux, regarder change de nouveau tout aussi radicalement quand quand on regarde à trois ou plus de trois, en groupe, en foule, en famille. Car la foule, l’intime le sait, commence à trois : le « tiers ». Or le regard à trois est un regard qui soit à nouveau s’isole, soit se distrait avec les autres… Il est le regard de ceux qui descendent de l’autocar, prennent des photos, lâchent leur phrase de commentaire, payant leur écot à la sociabilité, et remontent s’asseoir à leur place… (p. 226-227)

 

2- Regarder le regard de l’autre…

«  … il n’y a pas seulement « le soleil ni la mort », selon la formule célèbre, qui « ne se peuvent regarder fixement ». Il y a aussi le regard d’autrui. On dit : « se regarder droit dans les yeux », attitude, affirme-t-on, de la franchise ; mais on ne peut regarder quelqu’un droit droit dans les yeux, sait-on bien, plus de quelques secondes. Car, le regard étant ce qui seul, de toute la personne, fait affleurer directement son intérieur au-dehors, à la surface, ne le recouvrant plus d’un voile de chair ou de quelque épaisseur, regarder le regard de l’autre, en face à face, frontalement, met l’autre trop à nu, ne respecte pas sa frontière, fait intrusion dans son dedans, et réciproquement, tourne au duel et au défi ; en devient violent ou indécent. Très tôt, c’est intolérable. Or, dans l’intime, au contraire, et c’est ce qui révèle et prouve qu’il y a bien intimité, on peut se regarder se regardant – songe t-on pendant combien de temps ? On ne le mesure pas. Car on ne se défie plus, on ne se dévisage plus, on se comprend…  Chacun s’épanche dans le regard de l’Autre… Ce regard s’écoule, comme une eau, il n’a plus de raison de s’arrêter. (p. 228)

«… la regarder me regardant : cela pourrait durer des heures. Cela pourrait même ne jamais s’arrêter…. La regarder me regardant me fait l’accompagner en moi-même : je suis passé « de son côté », en même temps que le mien s’ouvre. Car, de me regarder regardé par elle, de me découvrir découvert par son regard qu’elle promène à son gré, libère du confinement du « moi », m ‘épand parmi les choses, en douceur, au lieu de me laisser sous la tutelle vigilante de ma volonté. Passage à la limite, discret mais vertigineux… commençant à m’apercevoir du dehors…(p. 229-230)

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