Enfant, adolescente, adulte, encore protégée dans une famille dont la père –commissaire, nous gardait à l’abris de la cruauté, j’en fis cependant des rencontres cuisantes. Barbe bleue, Bambi en premier – qui traumatisa ma mère du chagrin que le dessin animé me causa- plus sérieusement le journal d’Anne Franck ; le film Shoa, un reportage sur Drancy, le conflit des Balkans ; les tours jumelles furent autant d’atteintes au monde gentil dans lequel j’avais été élevée. Les sujets d’aujourd’hui ne manque pas : de Fourniret à la torture d’État en Égypte, des exécutions d’homosexuels en Iran à la répression sanguinaire des révoltes contre l’augmentation des prix de l’essence – dans un pays qui regorge de richesses pétrolières, et à qui l’exportation est interdite par les sanctions internationales – auxquelles la France s’est mollement opposée. Le pouvoir dictatorial de trouve rien de mieux que de tirer sur son peuple pour exorciser sa peur et maintenir ses frais de gouvernement, en montant l’échelle de l’escalade de l’armement nucléaire, bref voici une ligne qui accumule toutes les cruautés !
Cruauté, peur, emprise, effraction. Voilà les mots glanés au cours de mes lectures de penseurs, sociologues psychanalystes… lecture faite pour alimenter mon silence et ma résistance à vouloir traiter ce sujet.
C’est une réalité à plusieurs étages que j’ai bien du mal à aborder, tant elle me coupe le souffle.
Je ne voudrais pas comme à mon accoutumée l’évacuer avec une espièglerie – j’aurais pu vous raconter ces idolâtres, ces chinois au chapeaux pointus et troués, qui ôtent leurs cônes transpercés du dessus de leur tête pour y déposer des petites paquets d’herbes séchées, pour les hydrater d’une eau bien bouillante, en recueillant le mélange obtenu dans une tasse, le tout agrémenté d’un petit bonhomme de terre cuite, qui siffle et pisse pour la cérémonie. Qui l’eût cru ! Le chinois crut au thé. Non ces facéties mêmes me remplissent de tristesse à l’évocation de ce grave sujet.
La cruauté est la dimension humaine en présence de laquelle je me sens le plus mal.
Je peux reconnaitre la mienne – ou plutôt de brefs instants où son imagination peut me faire dévier. Mais je n’ai pas eu l’envie de la déployer. Et je reconnais là la chance du temps : époque sans guerre dans notre pays, chance de n’avoir pas croisé quelques cinglés pour me désillusionner au fond de ma chair. Ma seule cruauté pourrait être la franchise ou l’ironie – mais j’ai depuis longtemps renoncé – consciente de cette barbarie à exercer contre une personne – sauf attaque caractérisée.
L’éducation des princes, des rois, en les familiarisant avec des scènes de dépeçage, de chasse, d’exécution, où à leurs représentations dans des tableaux tels qu’à Fontainebleau, les insensibilisaient. Ne parlons pas de gestes guerrières, détaillant les batailles les hauts faits d’armes, à vous soulever le coeur devant les atrocités perpétrées (les croisades en regorgent). Ivan le terrible, échappant enfant à des complots divers, gardera une vigilance paranoïaque et tuera son propre fils – par réflexe malheureux ; non sans avoir terrorisé un pays tout entier par ses exactions.
Quant aux filles destinées à être les génitrices des familles royales, leur intimité est immédiatement violée par des contrôles : de chasteté, lors d’habillages plein d’impudicité, et des préparatifs à la mise en beauté par la souffrance, pour finir par être obligée d’enfanter en public – comme l’exigeait l’étiquette imposée par ce charitable Louis XIV. Comment mieux les déposséder et terroriser leur intimité ?
Effraction, encore. De la peau cette fois-ci, pour voir la chair, le sang, affirmer le néant, défaire l’ordre du vivant et son apparence intacte, voire magique de santé. Haïr le corps, le sien, celui des autres.
Imaginer le corps en morceaux. Le sien celui des autres.
La cruauté peut être masochiste, sadique, tueuse en série ou exercée pour garder le pouvoir.
Le corps, les corps écorchés. Quand on enfile la ceinture explosive n’est-ce pas une apothéose de haine ou une célébration de la destruction- déesse de la mort. Haine de la vie, de sa fragile versatilité. Adoration de la fracture psychique, incapacitation de nos neurones miroir ? Sans doute une rancœur sans borne. Une inversion de valeurs. Un égarement, mais je n’excuse pas.
Gorge tranchée, tête qui roule, la révolution est encore un enfant de choeur si l’on songe à la pendaison, à la hache du bourreau- ne parlons pas de la « question », de ces mécaniques atrocement sophistiquées. Que dire enfin de la « démenbration » pour crime de lèse-majesté : rude journée ?
Le cinéma, la littérature commerciale, l’art, le jeu vidéo rivalisent dans les représentations raffinées de cruauté. Je suis bien mauvaise spectatrice : mettant mes mains sur mes oreilles et fermant les yeux …
La cruauté n’est-ce pas cette acmé dont le raffinement ne se contente jamais d’une mort immédiate, mais se délecte de la souffrance, de la frayeur panique et de l’avilissement de ses victimes. Les régimes totalitaires ont fait et font encore preuve d’inventions les plus variées – avariées, dans cette recherche. C’est bien qu’il y a un plaisir du bourreau. C’est ma découverte la plus cuisante sur la nature humaine.
J’espère ne pas m’y rencontrer.
*
Baroque
Se complet dans la cruauté,
le pli sur pli de l’époque
Que la pompe et le décorum
désignent comme baroque.
Les cruels, les sans–coeurs,
les tortures et les supplices
ornent les vers des répliques
des belles, déployant blandices
pour semer leurs suaves piques,
accrocheuses de l’amant de coeur.
À longueur de vers, en langueur
et suppliques, la térébrante peine
chante la sublime, la cruauté
vive et fervante douleur
d’injustice allusive,
qui allonge l’agonie jouissive
de ces nobles malheurs :
Ah ! délivre-moi oh ! mort !
Et qu’ajouter ?
Cruel sort !