Pour ce buffet littéraire, je choisis de vous présenter le livre de Patti Smith dans la mesure où il s’inscrit dans le thème proposé. On pourrait croire que le titre où figure l’énigmatique majuscule M associé au mot train, suffit à métaphoriser une sorte de double détour : celui de l’énigme, celui du voyage. Mais mon propos va tout au contraire, laisser délibérément de côté cette hypothèse pour immédiatement franchir le seuil du titre et rendre compte de mon choix.
Ce livre paru en 2016 chez Gallimard est organisé en courts récits illustrés des photos de Patti Smith, réalisées avec son polaroïd, technique héritée des années vécues auprès du photographe Mapplethorpe dont certains d’entre vous ont peut-être vu l’exposition au Grand Palais en 2014. Patti Smith a qualifié ce livre de «carte de mon existence». La table des matières est intitulée Stations et ce terme révèle bien à mes yeux ce chemin, qui, sans être un chemin de croix, n’en est pas moins un parcours, jalonné d’étapes fondatrices d’une existence et révélatrices d’une écriture. Il s’agit d’un texte autobiographique qui révèle une vie d’écrivain ou plus exactement les tours et les détours du travail d’écriture. Je choisis cet aspect pour la cause du BL Je n’ai pas les textes traduits de ses chansons.
L’auteur nous invite à la suivre de place en place. En ce sens l’expression carte de mon existence est magistralement illustrée par la dimension géographique des récits. De Manhattan à Londres, Tanger, Mexico, Moscou, Berlin, St Laurent-du-Maroni, Paris… Patti Smith propose un trajet où chaque lieu condense un temps littéraire. Parmi ces lieux, j’aborderai le café et le cimetière. Je terminerai cette déambulation, en tentant de la relier au processus d’écriture qui m’intéresse particulièrement et se relie au thème de ce soir.
Le café (la tasse et le lieu)
Il s’agira, outre son addiction au café noir, de lieux très précis comme le café Ino qui débute ce livre (Texte 1 p15) dans Bedford Street. Elle le fréquente quotidiennement, elle y occupe une place quasi réservée. (Elle raconte son exaspération lorsque par hasard la place est occupée.) Outre la consommation de café et de toasts à l’huile d’olive, ce lieu est un des lieux de l’écriture de Patti Smith. Il est le lieu, où elle va pour écrire, où elle écrit, le lieu qui suscite l’écriture, consubstantiel à l’acte d’écrire.
Le café est d’abord symbolique de l’univers des écrivains, (comme dans sa vie, l’hôtel Chelsea où le patron se faisait payer en tableaux sera celui des peintres. Elle y vit avec Mapplethorpe à une époque où elle- même peint) Elle raconte comment en arrivant à NY, le Caffè Dante marque une entrée dans le monde des écrivains.
Texte 2 p.17 le café Ino n’existait pas…)
Il y aura ainsi dans ce livre, des aller-retours constants entre les écrivains qu’elle admire, Nerval, Rimbaud, Genêt, Camus, Boulgakov, Akhmatova, Maïakovski etc et ceux qu’elle rencontre: Burrough, Kérouac, Alan Ginsberg, Sam Sheppard. Il y aura les cafés des villes où elle se rend. Elle les nomme à l’envi et les noms deviennent comme les noms de rue, de stations de métro, de gares, et des lieux réels, et un espace littéraire. Café Pasternak, café Zoo à Berlin, café Collage à Los Angeles, le Woo Café, Ocean Beach Pier, café Hugo, place des Vosges, gare de Paddington, stations West Fourth Street, Kita-Kamakura… Liste poétique des noms, où l’on retrouve l’écho de Sur la Route de Kérouac.**
2) Le cimetière des écrivains
Les cimetières où elle se rend constituent un rituel de célébration des écrivains, lien puissant de tout écrivain avec les fantômes qui peuvent hanter nos rêves, nos bibliothèques, nos vies, nos pages blanches. Elle est allée dès l’âge de 26 ans sur la tombe de Rimbaud Texte 3 page 283 J’avais 26 ans. Elle se rend sur la tombe de Silvia Plath en Angleterre, de Wittgenstein à Cambridge, d’Akutagawa au Japon, de Bertold Brecht à Dorotheenstadt. Elle écrit ainsi Texte 4 page 70
L’hommage rendu à Jean Genêt est significatif dans ce livre, parce qu’il ouvre un premier souvenir qui est le voyage qu’elle fait avec son mari le guitariste, Fred « Sonic » Smith, en Guyane. Texte 5 page 19. Ce sera plusieurs années plus tard, qu’elle se rendra au Maroc sur la tombe de Jean Genêt dans le cimetière chrétien de Larache au Maroc Texte 7 p. 259
Le rituel implique de laisser une trace sur la tombe, de parler à l’écrivain dans l’outre tombe, de chanter sur celle de Brecht, de photographier le lieu, d’enfouir dans le sol les petits cailloux du bagne de Guyane, et lorsqu’il s’agit de la maison de Frida Kahlo, la Casa Azul, à Mexico, de photographier son lit, ses béquilles, une robe. Ce sera également la machine à écrire de Hermann Hesse, la canne de Virginia Woolf.
3) Les détours de l’écriture.
Il s’agit d’une écriture liée à l’errance comme à l’installation au café, parfois dans la chambre, la sienne, ou celle d’un hôtel où elle s’enferme plusieurs jours. Elle peut alors rester des heures devant des séries télévisées dont les personnages vont hanter ses textes. C’est une écriture du voyage, qui peut même devenir l’unique signification du voyage : partir écrire, écrire du fait même de partir. L’écriture se nourrit constamment du mouvement de l’intuition, de la disponibilité à l’instant, du collage des situations.
L’épisode à Berlin d’une conférence dans l’association Alfred Wegener en rend compte. Cette association, dont elle est devenue membre par hasard, conserve la mémoire de ce spécialiste des zones polaires mort en 1930 Elle est censée faire une conférence scientifique, mais elle se laisse emporter par son imagination poétique et invente les derniers instants de Wegener dans la neige. Elle ignore les protestations du public qui attend un témoignage fondé sur une recherche, parce qu’elle est dans « un état de communion » avec Wegener. Lorsque la responsable de l’association lui demande une copie de sa conférence, elle avoue qu’elle n’a rien d’écrit parce qu’elle s’est laisser inspirer de « l’air ambiant ». Elle a bien quelques notes écrites au café sur des serviettes en papier. Rien qui puisse satisfaire la vocation scientifique de l’association.
L’écriture de Patti Smith est celle de tous les détours possibles : le rêve, la rue, le café, les livres, l’instant saisi, l’arrêt sur image que concrétise dans le livre les photos de son polaroïd. Je vous invite à lire deux textes courts qui révèlent assez bien les détours qui ont nourri sa vie et son écriture Texte 8 page 57 /Texte 9 page 276
Je vous souhaite une bonne lecture. J’ai laissé les références de pages dont je n’ai pas eu le temps de vous faire lecture. Les références sont celles de l’édition Folio. Enfin, je recommande son dernier ouvrage Dévotion paru chez Gallimard.