Je voudrais te dire quelque chose
– Oui, je t’écoute
– Mais je ne peux pas te le dire comme ça, d’un coup, directement
– Pas de souci, prends ton temps
– Merci. Tu comprends, j’ai à cœur que la chose que je veux te dire te parvienne de façon à ce qu’il n’y ait aucune équivoque sur son interprétation. Je voudrais qu’elle soit énoncée clairement
– Bien, bien
– Et tu vois, je ne trouve pas les bons mots. Je ne sais pas où ils se cachent. Quand je crois en avoir attrapé un, il s’échappe sur le côté, ou alors il s’en va vers un autre qui ne m’est pas utile. Enfin pas utile pour ce que j’ai à te dire. Hors contexte, quoi. Alors je cherche ailleurs, un autre mot, ou une autre association de mots
– Mmh mmh
– C’est comme s’il y avait une déviation de mots. Tu vois ce que je veux dire ?
– Non
– Et bien … c’est comme quand tu veux aller rendre visite à Tante Agathe en voiture en passant par le périf et qu’il est bouché. Tu vois ?
– Heu non. Et tu sais bien que je n’ai pas de tante Agathe
– C’est juste pour l’exemple
– Quel exemple ?
– J’essaie de te faire comprendre pourquoi je n’arrive pas à te dire cette chose directement
– Bon, je t’écoute
– Bien, alors tu vois, c’est comme si je voulais aller chez ma tante Agathe par le chemin le plus court et le plus direct, et que j’étais contrainte à emprunter une autre route plus longue, une déviation. Tu comprends ?
– Bon mais est-ce que tu es obligée d’aller chez ta tante Agathe pour pouvoir me dire ce que tu as à me dire ?
– Non, c’est juste un exemple
– Ah
– Tu vois, les mots vont toujours ailleurs, ils ne vont pas là où on voudrait. Ou alors, ce ne sont pas les bons mots, il en faudrait d’autres
– Bon, mais est-ce que tu pourrais cesser de tourner en rond ?
– Ce n’est pas moi qui tourne, ce sont mes idées, enfin les mots, dans ma tête
– Ce que je veux dire, c’est que ça fait un moment que tu tournes autour de moi, de ce fauteuil où je suis assis. Je conçois que ça t’aide à réfléchir, mais c’est fatiguant, si tu pouvais t’arrêter …
– Ah ? Oui, pardon. C’est terrible, tu sais, j’ai l’impression que j’ai toujours quelque chose à dire mais que je ne sais pas comment le dire. Ou alors je crois que je sais et une fois que je l’ai dit je m’aperçois que ce n’était pas du tout ça. Ou alors pas tout à fait. Dans le meilleur des cas, ce n’est pas tout à fait ça mais presque. Il y manque un tout petit quelque chose
– Bah, à force de tourner autour du pot, tu vas bien finir par tomber dedans
– Je ne tourne pas autour du pot. Premièrement tu n’es pas un pot, même si tu es sourd, et donc je ne peux pas te tomber dedans. Deuxièmement, ce n’est pas moi qui tourne, ce sont mes pensées, c’est la chose que je voudrais te dire qui emprunte des chemins éloignés, sinueux, pour parvenir à mon esprit sous forme de construction grammaticale suffisamment claire et précise afin que je puisse te la livrer
– Ah
– Les mots sont déviés, ils n’arrivent pas au bon endroit
– Ah, je vois, ils sont restés chez ta tante Agathe
– Mais non, je ne suis pas allée chez tante Agathe !
– Ah non ? Mais tu m’as dit que tu y étais allée en voiture !
– Mais non ! Je t’ai dit que c’était COMME si j’y allais !
– Ah … Alors peut-être que tes mots y sont allés sans toi
Soupir Un temps
– Finalement, je crois que je préfère ne rien te dire. Tu ne m’en veux pas ?
– Non, c’est pas grave
– Bon, ben je te laisse, il faut que j’y aille. Salut, au revoir, à bientôt
– Oui, rendez-vous chez tante Agathe.