Ils marchent.

Ne savent plus que cela : marcher !

Défilant comme ombres chinoises sur les pentes,

Dans les sentes, sur d’improbables chemins.

Ils marchent.

Ils ont un but,

Bien qu’ils semblent errer.

Avec peut-être encore un peu de pain dans leur sac à dos,

Les pieds meurtris, déjà presque gelés

Mais marchant

Ne connaissent pas la sophistication,

Vont à l’essentiel, au vital :

Marchent.

Horizon laiteux pour drôles de randonneurs venant d’Afrique

Et découvrant la neige, le givre, les sommets, l’odeur

Des grands épicéas dans l’air cinglant.

Marchent en petits groupes.

Adolescents en baskets

Qui ne sont pas en balade, qui ne flânent pas, qui ne regardent pas le paysage

Quoique si, regardant le paysage d’incroyable différence,

Estomaqués par le paysage vaste et blanc.

Ô pourvu qu’il ne neige pas, qu’il ne vente pas, qu’il ne pleuve pas !

De grandes enjambées dans la neige ralentissant la marche

Et tout cet espace aveuglant qu’ils ne cessent de traverser …

Ils marcheraient longtemps encore comme les mages, guidés par quelque signe étoilé,

Mais soudain, avant la nuit tombée,

Voilà que de vrais passeurs bénévoles volent à leur secours :

Venez, le gîte n’est plus trop loin, courage, allez, quelques pas encore

Pour le repos, le miel et la chaleur.

 

Mais dans vos rêves de la nuit, vous marchez encore, dérivant jusqu’à l’infini qu’est demain.

 

 

 

 

*

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Être à ce point séparé

Seul,

Dans l’étendue blanche, inconnue.

Seul,

Cœur battant, douleur !

Et dans les rêves, un désert,

Un clan d’odeurs et de parfums,

Un cocon.

 

Ici,

La marche forcée, le hasard du point fixe,

L’errance depuis la poussière, jusqu’à la boue et la neige,

Une traversée de mondes et de senteurs,

Une escorte d’oiseaux,

Rapaces à éviter,

Cadavres à oublier,

Sanglots d’enfants près des rivages, sur les canots, dans la houle

Et maintenant la plaine et les monts

Si blancs qu’ils tuent, aveuglent.

 

Et telle angoisse monte des pieds au cœur,

Telle angoisse de silence, de cris feutrés, d’essoufflements ;

Le vent et les flocons qui traversent l’écharpe ;

 

Pourtant on croyait qu’avec cette laine vivante et ses moufles, ce bonnet

Tout serait simple et suffisant. On croyait :

Le froid est un monde dans lequel on est comprimé.

Comment on aurait fait pour imaginer, dans le souffle

D’autrefois

Que la terre pût être si froide, que le vent puisse lacérer et la glace

Devenir feu ?

 

Être à ce point séparé,

Cloison vivante, chaos, cachot

Enfermé dehors par moins douze !

 

Isolé, dans ce désert blanc,

Sans échappatoire,

Courant le risque de tomber,

D’être engouffré

Ténèbres sans regard humain

Nuit de la marche à l’horizon qui fuit.

 

 

*

 

 

 

 

 

 

J’ai titubé, saoul de neige et de froid,

Titubé comme un ivrogne des chemins,

Comme un gueux qui erre et ne veut pas retrouver son antre

J’ai titubé,

La peur au ventre dans ce magma de neige brûlante

Et trébuché dans la masse informe, scintillante

Qui me happait comme un vampire.

 

Et voilà que mes cauchemars

Déversent quand je dors des avalanches de poudreuses sur mon corps

Et qu’enseveli dans ce suaire de froidure,

Je meurs étouffé par le poids du monde

Et je crie,

Dans la nuit,

Soulevant mon drap blanc,

Comme pour écarter le danger.

 

J’ai

Dans ma besace

Des cauchemars pour l’éternité

Une faim et une fatigue

Pour l’éternité

Des mers à traverser dans un zodiac en surcharge avec pour trouver courage

Le regard terrifié de grappes humaines accrochées les unes aux autres

Et une houle pour tanguer et mourir.

 

Oui, un zodiac, ventouse, en surcharge

Crevant

Et la vie aspirée, ventre en pagaille et hurlements

Pour le gouffre insatiable.

 

J’ai ce rictus de mort sur moi, qui est mon ombre

De grands ressacs à radeaux de méduse,

Le goût âcre du sel et de l’iode, des algues dans le cou qui hantent encore ma peau

Et sont des pieuvres d’épouvante.

 

Et j’ai haï la mer et je hais la montagne

La plaine je la hais et ne vois pas la ville où l’on se perd

J’ai haï la montagne et je hais la mer qui me force à ravaler mes larmes

Soudain c’est trop de souvenirs.

 

J’ai fui mon pays de ravage et de faim.

Pour rien au monde, j’y serais à nouveau, pour rien, vivre encore ce carnage, ces ruines, cette peur

Et pourtant !

 

J’ai eu toutes les peurs et j’en frissonne et j’en défaille.

Des peurs de naufragé, de rescapé, de solitaire sur la crête du monde.

Toutes les peurs devant ces humains qui sont comme des monstres

Et qui m’ont vendu, acheté, pesé, balloté, privé, vidé, avili.

 

 

 

Je ne me courbe pas, mon corps est droit, immense.

Il refuse, il se lance et marche.

Il va vers la ville,

Dans cet enfer nouveau de pollution, de malnutrition, de saleté

Et de sacs de couchage sur un trottoir plein de déjections que les gens d’armes lacèrent sur ordre

Je connais cette signature sadique,

Cet empressement pour fixer, comme un dieu, le malheur sur autrui

Ah ! l’étranger bouc émissaire et parlant encore mal la langue du pays,

Comme il est bon de l’empêcher de boire quand il a soif ou de se laver.

Il sera si facile, après, de le trouver sale et suspect !

 

Je suis déraciné, sans repères, sans joie.

 

Je marche encore, cependant.

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