D’aussi loin que je me souvienne, mes grands-parents habitaient une grotte. Pourtant, vu de l’extérieur, ce n’était qu’un banal pavillon de banlieue, un peu crasseux. Avant d’atteindre la caverne, il nous fallait traverser des forêts enchantées, combattre des animaux fantastiques, escalader des falaises vertigineuses.
C’est ce que nous réalisions, chaque soir, ma mère et moi. Je n’étais qu’une enfant. Nous portions la soupe à mes grands-parents.
A l’intérieur, l’accès au salon demandait ruse et agilité. Des murs de livres, de cartons entassés, des objets de toutes sortes, des fers à repasser rouillés, des bonbonnières emplies de fruits flétris, des nappes brodées, jaunies par le temps, des journaux de la grande guerre, déchiquetés par quelques dents de souris, des livres encore et encore, des boites à fromage poussiéreuses, des bibelots, des voitures de collection miniatures, des albums emplis de photos griffées, des fauteuils éventrés, une machine à coudre aux arabesques usées, des armoires débordant de linge, de pelotes de laine et de fils de soie.
Nous grimpions sur des chaises, franchissions des ponts en bois chinés sur les trottoirs de la ville. Les fenêtres closes, masquées par des rideaux noirs, ils étaient là, tels deux petits sacs d’os, incapables de se mouvoir, protégés par ces trésors du passé. Des reliques.
Ma mère entamait alors le rituel. Tandis que je donnais la soupe au grand-père, à la cuillère, elle portait la grand-mère jusqu’à la salle de bain. Viendrait le temps où ce serait son tour de goûter au potage. Le vieux détestait la douche. Heureusement, il n’avait plus beaucoup de force.
Chaque soir de mon enfance, il en était ainsi. Tandis que son mari se débattait, ma grand-mère ouvrait le tiroir de la table du salon et me montrait la clé, d’un vert émeraude, translucide. La clé des songes. J’oubliais alors les cris et j’entrais au Paradis. Nous fréquentions les chevaliers du moyen-âge ou nous partions à la conquête de l’espace. Je côtoyais les princes, mangeais avec des ours et découvrais des planètes inconnues. C’était la clé qui orientait le cours de l’histoire, expliquait ma grand-mère. Sans elle, rien n’advenait.
Arriva la fin de l’enfance. Mes grands-parents partis au Paradis, j’en réclamais la clé. « De quelle clé parles-tu ? » interrogeait ma mère. Je lui rappelais la forêt enchantée, les animaux fantastiques. Tes grands-parents étaient brocanteurs-ferrailleurs. Tes animaux n’étaient que de vieux engins de chantier rongés par les souvenirs. Ma fille, j’ai bien peur que tu n’aies contracté leur maladie !
Je ne voulais pas être malade. Je pris le droit chemin et je devins médecin … gérontologue !
Ma mère décédée, je trouvais une enveloppe cartonnée, dans une armoire, soigneusement lacée d’un ruban mauve. Dedans, la clé du Paradis et ce mot : Ne nous oublie pas ! Tes grands-parents, Alice et Lewis !